jeudi 3 novembre 2022

L’investissement direct étranger dans les activités de production agricole

 



L’investissement direct étranger dans les activités de production agricole

L’investissement dans des activités de production agricole passe par un accès à la terre. Cet accès est possible en vertu de la qualité de propriétaire de la terre agricole ou en vertu d’un contrat transférant la jouissance du bien. Le droit tunisien pose une interdiction aux étrangers de s’approprier une terre agricole (1). Seule la jouissance du bien leur est ouverte avec toutefois certaines restrictions (2).

1)    Interdiction aux étrangers d’être propriétaire d’une terre à vocation agricole

Un étranger ne peut devenir propriétaire d’une terre agricole ni directement (a) ni indirectement (b).

a) Interdiction de l’appropriation directe

Le droit tunisien interdit aux étrangers d’acquérir la propriété des terres agricoles. La règle est consacrée par la loi n°64-5 du 12 mai 1964, relative à la propriété des terres agricoles en Tunisie. Son article 1er prévoit qu’« à compter de la promulgation de la présente loi, la propriété des terres à vocation agricole ne peut appartenir qu’à des personnes physiques de nationalité tunisienne…. ». L’article premier (nouveau) la loi n° 69-56 du 22 septembre 1969, relative à la réforme des structures agricoles, tel que modifié par la loi n°97-33 du 26 mai 1997, consacre la même règle. « le droit de propriété des terres agricoles ne peut appartenir qu'aux personnes physiques de nationalité tunisienne, aux coopératives, aux personnes morales à caractère public, aux sociétés civiles et à responsabilité limitée dont tous les participants sont des personnes physiques de nationalité tunisienne et aux sociétés anonymes créées conformément aux dispositions de la loi n° 89-43 du 8 mars 1989, relative aux conditions d'exercice des activités agricoles par les sociétés anonymes ». Cette dernière loi édicte que les sociétés anonymes ne peuvent accéder à la propriété des terres agricoles que si elles ont la nationalité tunisienne et avoir leur capital représenté en totalité par des titres nominatifs détenues par des personnes physiques de nationalité tunisienneLa loi n°2016-71 du 30 septembre 2016, portant loi sur l’investissement n’a pas remis en cause cette solution. La liberté des étrangers d’acquérir des biens immobiliers à usage professionnel ne s’étend pas aux biens immeubles à vocation agricole.

La règle réservant la propriété des terres agricoles à des personnes physiques de nationalité tunisienne a des explications historiques. Elle se veut une rupture avec un passé colonial (Sébastien Manciaux, Les règles du droit des investissements internationaux s’opposent-elles aux politiques de sécurité alimentaire, Revue internationale de droit économique, 2012/4, p. 54). Elle se justifie encore aujourd’hui par le souci de préserver la sécurité alimentaire du pays.        

b)  Interdiction de l’appropriation indirecte

L’interdiction faite à une société propriétaire d’une terre agricole d’avoir parmi ses associés une personne morale est destinée à fermer aux étrangers un accès indirect à la propriété des terres agricoles. La violation de l’interdiction est sanctionnée par la nullité absolue. On peut imaginer trois situations :

-        Une personne morale propriétaire d’une terre agricole fait apport de cette propriété à une société dans laquelle elle participe. Dans ce cas, la nullité frappe cet apport en nature. Du coup la société bénéficiaire de l’apport ne peut accéder à la propriété agricole.

-     Il arrive qu’une augmentation de capital se réalise en partie par un apport en pleine propriété d’une terre agricole et par une autre partie par un apport en numéraire. Dans ce cas, la nullité frappe toute l’augmentation de capital en raison de son indivisibilité.

-      Une personne morale fait son entrée en société déjà propriétaire d’une terre agricole. Elle peut par exemple acquérir des actions appartenant à un actionnaire ou participer à une augmentation de capital en numéraire. Dans ce cas, la nullité frappe l’opération de cession ou d’augmentation de capital, mais la société conserve sa propriété agricole.

L’interdiction étant une disposition restrictive, elle doit être entendue d’une manière stricte. Elle s’applique en principe à l’acquisition de pleine propriété et non à l’acquisition d’un démembrement. Il est certain qu’elle ne s’applique pas l’acquisition de l’usufruit mais la question est problématique quand elle a pour objet la nue-propriété.

La suspicion à l’égard de la participation des personnes morales au capital des sociétés propriétaires de terres agricoles freine le développement capitalistique de ces sociétés. Une société d’investissement ou un fonds arabe destiné au financement du développement agricole ne peut faire son entrée au capital des sociétés propriétaires de terres agricoles.

       2)    L’ouverture aux étrangers de la jouissance des terres agricoles

Les étrangers peuvent être des exploitants agricoles dans le cadre d’une société au capital de laquelle des tunisiens doivent avoir une participation minimale (a). La loi prévoit que la société exploite la terre agricole en vertu d’un contrat de location mais la solution n’est pas, à notre sens, exclusive de la possibilité d’un transfert de la jouissance par apport en nature (b)

        a) La société d’exploitation agricole peut-être sous contrôle majoritaire étranger

L’alinéa 1er de l’article 2 (nouveau) de la loi n° 69-56 du 22 septembre 1969 relative à la réforme des structures tel que modifié par la loi n°97-33 du 26 mai 1997, dispose que « l'exploitation des terres agricoles se fait par : ... 5) les sociétés à responsabilité limitée de nationalité tunisienne ; 6) les sociétés anonymes de nationalité tunisienne autorisées à exploiter les terres agricoles conformément à la législation en vigueur. Ainsi selon ce texte, une société commerciale ne peut exploiter une terre agricole que si elle a la nationalité tunisienne.

Pour les besoins de l’application l’article 2 précité, il est prévu un critère spécial d’attribution de la nationalité tunisienne. « Est de nationalité tunisienne, toute société constituée conformément aux lois en vigueur, ayant son siège principal en Tunisie, ayant plus du tiers de son capital constitué de titres nominatifs détenus par des personnes physiques ou morales tunisiennes et ayant son conseil d'administration, de gérance, ou de surveillance, constitué par des représentants des personnes physiques ou morales tunisiennes à concurrence de leur participation au capital de la société ». Le critère d’attribution de la nationalité tunisienne aux sociétés agricoles est plus souple que celui de droit commun (Décret-loi n°61-14 du 30 août 1961, relatif à l’exercice de certaines activités commerciales). Le but évident du législateur est de permettre aux étrangers d’avoir le contrôle d’une société exploitant une terre agricole. Deux précautions sont néanmoins prises par la loi. La société d’exploitation doit avoir parmi ses associés des tunisiens détenant plus du tiers du capital. C’est une minorité de blocage. Par ailleurs, les associés tunisiens doivent être présents dans les organes d’administration, de gérance ou de surveillance en proportion de leur participation.

Le choix de la forme de société anonyme peut, d’un certain point de vue, être préférable aux investisseurs étrangers car aucune contrainte n’est posée quant à la nationalité de la personne investie de la direction générale.

 Il n’est pas exclu de voir se pratiquer des stratégies de contournement par la conclusion, à la constitution de la société, d’un contrat de prête-nom ou d’une cession à blanc consentie par l’associé tunisien et remise à l’investisseur étranger. S’agissant d’un contrat de prête-nom, c’est la société qui est nulle. L’article 67 du COC dispose, en effet, que « l'obligation …. fondée sur une cause illicite, est non avenue. La cause est illicite quand elle est contraire aux bonnes mœurs, à l'ordre public ou à la loi ». S’agissant d’une cession à blanc, sa nullité est moins évidente car elle n’est pas nécessairement inspirée par une intention frauduleuse.

b)    Le titre de la jouissance de la terre agricole

L’article 5 (nouveau) de la loi n°69-56 du 22 septembre 1969, relative à la réforme des structures agricoles, tel que modifié par la loi n°97-33 du 26 mai 1997, prévoit que, « l'exploitation des terres agricoles par une société au capital de laquelle des étrangers participent ne peut se faire que par voie de location et sans que la terre fasse l'objet d'apport dans le capital de la société ».

Dans l’application de ce texte, il faut distinguer selon que l’objet d’exploitation est une terre agricole domaniale ou une terre agricole privée.

Les terres domaniales, qui proviennent essentiellement de la nationalisation des terres de la colonisation et de la récupération des habous publics et de la partie publique des habous mixtes (Mohamed Elloumi, Les terres domaniales en Tunisie, Etudes rurales, n°192, 2013, p. 3) peuvent être données en location à des sociétés de mise en valeur et de développement agricole (SMVDA) au capital desquelles des étrangers peuvent participer. La création des SMVDA et les opérations touchant à la structure de leur capital (augmentation, réduction, fusion et cession d’actions) sont soumises à autorisation du ministre de l’agriculture (Décret n° 88-1172 du 18 juin 1988). La durée de la location ne peut excéder 40 ans (art. 12 al. 1er de la loi 88-18 du 2 avril 1988, portant promulgation du code des investissements agricoles et de la pêche).

S’agissant de l’exploitation d’une terre agricole privée, le texte de la loi peut-être interprété selon une méthode littérale ou téléologique.

La méthode littérale consiste à s’attacher à la lettre du texte. Dans la mesure où la loi n’envisage l’exploitation d’une terre agricole que dans le cadre d’un contrat de location, c’est-à-dire dans les conditions fixées par la loi n°87-30 du 12 juin 1987, relative aux baux ruraux, la société exploitante doit convenir avec le propriétaire d’un contrat de location. Elle paiera un loyer en contrepartie de la jouissance de la terre. La loi sur les baux ruraux fixe une durée minimale de location mais ne fixe pas une durée maximale. Les parties jouissent donc d’une liberté totale dans la détermination de la durée du contrat sauf à respecter l’interdiction des locations perpétuelles.

La méthode d’interprétation téléologique autorise d’aller au-delà de la lettre du texte pour s’attacher à son esprit. Le but du législateur est de conserver la propriété de la terre agricole dans le patrimoine de son propriétaire tunisien mais l’exploitation est libéralisée. Le contrat de location est l’archétype des contrats conférant la jouissance des biens mais il n’est pas le seul. On peut surtout envisager que le propriétaire concède la jouissance (dit apport en jouissance) de la terre agricole à la société en contrepartie de l’attribution de titres de capital. L’apport en société est un contrat à titre onéreux au même titre que le contrat de location. Par ailleurs, le législateur a calqué les obligations de l’apporteur de la jouissance d’un bien sur celle d’un locataire. L’article 6 du CSC énonce en effet que « si l’apport est en jouissance, l’apporteur est garant envers la société dans les mêmes conditions que le bailleur ». Une interprétation téléologique de la loi a l’avantage de permettre à un tunisien propriétaire d’une terre agricole de participer dans une société avec des partenaires, éventuellement étrangers, qui disposent de capitaux permettant de financer l’exploitation agricole.

Quand l’apport en nature est un apport en jouissance, le bien est mis à la disposition de la société en vue de son usage pendant un temps déterminé. Dans ce cas, l’apporteur met la société en mesure d’user librement de la chose, mais sans pouvoir en disposer. L’apporteur garde son droit de propriété et transmet à la société le droit d’usage. L’apport en jouissance étant un simple apport d’usage, il en découle que la société est tenue d’une obligation de restitution puisque cet apport a un caractère temporaire. Lors de la dissolution, le bien est soustrait à l’action des créanciers et n’est pas compris dans le partage.

La réduction du capital de la société à zéro pour absorber les pertes n’est pas de nature à entraîner la perte du droit jouir de la terre agricole pendant la durée convenue de l’apport.

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