mardi 1 mai 2018

Privatisation. Nullité d’une clause de conformité contrariant le cahier des charges de l’appel d’offres


Privatisation
Nullité d’une clause de conformité 
contrariant le cahier des charges de l’appel d’offres

Un arrêt rendu par la Cour de cassation (Cass. civ. n°37050.2106 du 18 juillet 2016, non publié) s’est prononcé sur une problématique inédite dans l’histoire des privatisations en Tunisie. Les faits de l’espèce remontent au début des années deux mille. Une entreprise publique et sa filiale ont lancé un appel d’offres international pour la cession du contrôle d’une société industrielle. L’opération de cession fut initiée et conclue sous l’égide de la loi n°89-9 du 1er février 1989 relative aux participations et entreprises publiques, telle que modifiée et complétée par les textes subséquents, notamment la loi n°94-102 du 1er août 1994 qui a introduit le mécanisme de cession de bloc d’actions par appel d’offres sur cahier des charges (art.33-4)[1]. En l’espèce, les soumissionnaires ont présenté leurs soumissions conformément à un cahier des charges où il était indiqué l’absence de toute garantie de la part des cédants ; les soumissionnaires étaient présumés avoir pris connaissance de la situation juridique, économique et comptable de la société, et étaient appelés à évaluer à leur risque et profit la juste valeur des actions à céder sans pouvoir se prévaloir à l’encontre des cédants d’une surestimation de l’actif ou d’une sous estimation du passif.
Un candidat a l’acquisition a été déclaré adjudicataire et le Premier ministre, sur avis de la Commission d’assainissement et de restructuration des entreprises à participations publiques, a autorisé de « passer la cession [au prix de la soumission] conformément au cahier des charges. »
Le contrat définitif de cession énonce au préambule que le cessionnaire n’avait consenti à la cession au prix fixé qu’au vu des états financiers précédents la vente, établis par la société cible. Une clause du contrat prévoit un audit post-acquisition à réaliser par un expert-comptable à désigner de commun accord entre les parties. Elle garde toutefois silence quant aux effets juridique des résultats des travaux d’audit. Plus loin, le contrat comporte une déclaration des cédants selon laquelle les états financiers de référence ont été élaborés conformément aux normes comptables tunisiennes, mais aucune garantie de passif ou d’actif n’est donnée. Enfin le contrat liste les documents contractuels et établit un ordre de priorité où le contrat définitif de cession a un rang supérieur au cahier des charges en cas de contradiction.
L’expert-comptable désigné a remis son rapport en concluant que les états financiers de référence ne reflétaient pas la véritable situation économique de la société cible. L’auditeur a constaté une insuffisance du montant des provisions pour risques et charges. Plus d’une dizaine d’années après la cession, la société d’acquisition, qui avait entre-temps absorbé la société cible, agit en justice pour réclamer la condamnation des principaux cédants au paiement de la valeur de l’insuffisance des provisions révélée par le rapport d’audit. Les juges de fond, après avoir ordonné deux expertises judiciaires, ont retenu la responsabilité des cédantes. Selon la Cour d’appel le contrat de cession a été autorisé par le Premier ministre et ses stipulations l’emportent sur celles du cahier des charges.
Les cédantes soutiennent auprès de la Cour de cassation qu’à supposer que la déclaration de sincérité des états financiers puisse s’analyser en une garantie, celle-ci est contraire à l’acte soumission présenté par le cessionnaire et au cahier des charges sur la foi desquels l’autorisation du Premier ministre a été donnée. Leur garantie encourt alors la nullité pour violation de la loi de 1994. Selon les auteurs du pourvoi, le législateur a institué une procédure d’appel d’offres sur cahier des charges en s’inspirant de la réglementation des marchés public assurant la transparence dans la passation des contrats, l’égalité des chances entre les candidats et la protection des deniers publics. Le choix de l’acquéreur final se fait selon une procédure formaliste faisant intervenir une commission consultative et une autorité investie du pouvoir d’autoriser la cession, lesquelles ne tiennent compte que des stipulations du cahier des charges et de l’acte de soumission. L’établissement de l’acte définitif de cession n’est pas une occasion de renégocier les termes de la cession, en prévoyant notamment une garantie qui était expressément exclue dans l’appel d’offres. L’acte définitif de cession n’a d’intérêt que d’être le support de la formalité d’enregistrement à la Bourse des valeurs mobilières de Tunis[2]. Le participant public, contrairement à une personne privée, perd sa liberté contractuelle quand il envisage de céder ses titres. Il ne peut modifier l’économie de la transaction après la publication du cahier des charges. Le Premier ministre n’est même pas habile à déroger aux conditions de l’appel d’offres en autorisant une négociation de gré à gré. Les auteurs du pourvoi ne manquent pas de rappeler une décision du Conseil constitutionnel français (Décision n° 86-207 DC du 26 juin 1986)[3] ou encore les prises de position du Conseil d’Etat français qui accepte d’exercer un contrôle sur la teneur des contrats définitifs de vente à la demande des candidats évincés[4].
La Cour de cassation reprend à son compte l’argumentation du pourvoi. « La conclusion du contrat définitif de cession n’est pas une occasion de renégocier le contenu du cahier des charges, une telle renégociation est contraire aux procédures de vente sur cahier des charges et constitue une contravention à la loi du 1er février 1989. » L’arrêt ajoute que « les déclarations du cessionnaire contenues dans le préambule d’où il ressort que son consentement à la cession au prix fixé est déterminé par divers éléments dont notamment les états financiers approuvés et certifiés par le commissaire aux compte, lui donne droit de demander la nullité du contrat et non d’engager la responsabilité des cédants. » D’où selon la Cour de cassation, « le contrat de cession exprime une déclaration de conformité des états financiers et non une garantie, expressément exclue par le cahier des charges. » Sans besoin de se prononcer sur les autres moyens soulevés par le pourvoi, la Cour de cassation casse et renvoie l’affaire devant la Cour d’appel de Tunis autrement composée.



[1] La loi de 94 intègre « dans le champ des privatisables une nouvelle catégorie d’entreprises. Désormais, les entreprises dont le capital est entièrement ou partiellement détenu par les entreprises publiques sont éligibles à la privatisation. Ce type d’entreprises constitue un ensemble hétérogène, puisqu’il englobe au moins deux sous catégories. La première recouvre des filiales d’entreprises publiques. La seconde se compose d’entreprises dans lesquelles participent des entreprises publiques sans en constituer des filiales, le critère de distinction étant le niveau de la participation au capital. » Dorra Noomane-Bejaoui, Les privatisations en Tunisie, Université Paris Dauphine - Paris IX, 2014, p. 84.
[2] La technique de la cession sur appel d’offres sort de la catégorie des techniques boursières. L’article 33-5 de la loi de 1989 énonce que « les ventes de blocs d'actions telles que définies à l'article 33-4 de la présente loi sont réalisées à la bourse des valeurs mobilières sans négociation, nonobstant toute disposition contraire ».
[3] « L'évaluation de la valeur des entreprises à transférer sera faite par des experts compétents totalement indépendants des acquéreurs éventuels ; qu'elle sera conduite selon les méthodes objectives couramment pratiquées en matière de cession totale ou partielle d'actifs de sociétés en tenant compte, selon une pondération appropriée à chaque cas, de la valeur boursière des titres, de la valeur des actifs, des bénéfices réalisés, de l'existence des filiales et des perspectives d'avenir ; que, de même, l'ordonnance devra interdire le transfert dans le cas où le prix proposé par les acquéreurs ne serait pas supérieur ou au moins égal à cette évaluation ; que le choix des acquéreurs ne devra procéder d'aucun privilège. » 
[4] Une auteure a écrit à ce propos : « Trois types de procédures sont prévus pour garantir l'égalité de traitement des candidats. En cas de privatisation, l'Etat doit recourir à la procédure d'appel d'offres, avec cahier des charges, ou bien sous le contrôle d'une personnalité indépendante. La procédure de l'accord de coopération industrielle, commerciale ou financière concerne les cessions minoritaires. Ces procédures donnent lieu à publication au Journal officiel. Lorsqu'il est saisi par des candidats écartés, le juge administratif exerce sur les actes de cession un contrôle poussé au regard du principe d'égalité. A cela peut s'ajouter le contrôle de la Commission européenne, qui veille à ce que la privatisation ne comporte pas d'éléments d'aide au profit des acquéreurs. » Anémone Cartier-Bresson, L'Etat actionnaire, LGDJ, 2010, p. 82.