dimanche 31 décembre 2017

Le changement du lieu de travail



Le changement du lieu de travail


Problématique. L’employeur dans une entreprise de gardiennage peut-il décider du changement du lieu du travail d’un salarié de Tunis à Ben Arous ? Ce dernier a-t-il le droit de refuser ou du moins d’exiger le respect de certaines conditions de mise en œuvre (absence d’un volontaire qui accepte la nouvelle affectation, respect de certains critères de choix du salarié devant subir le changement, tels que l’ancienneté dans l’entreprise, la condition familiale, la résidence et les fonctions syndicales, et la prise en charge des frais directs liés au changement de lieu) C’est à ces questions que la Cour d’appel de Tunis a répondu dans un jugement inédit n°86147 en date du 4 mai 2017. Elle infirme un jugement de premier ressort rendu en faveur de l’employeur qui a considéré que le salarié n’a pas été licencié mais a refusé d’obtempérer à l’ordre de rejoindre le nouveau poste d’affectation.

Le jugement d’appel infirmatif s’est appuyé sur l’article 36 de la Convention collective sectorielle des entreprises de gardiennage, de sécurité et de transport de fonds qui prévoit que : « Le changement de résidence ou mutation ne peut être décidé que par nécessité de service et dans le cas où il n’existe pas de volontaires parmi les travailleurs remplissant les conditions requises. Dans ce cas, il sera tenu compte de l’ancienneté du travailleur, de ses conditions familiales et d’habitation ainsi que de ses responsabilités syndicales. Dans tous les cas, tous les frais engendrés directement par cette mutation ou le changement de résidence seront à la charge de l’employeur (art. 36, modifié par l’avenant n° 3, tel qu’approuvé par l’arrêté du ministre des affaires sociales du 14 juillet 1999). » Ledit article 36 est en réalité une reprise littérale de l’article 22 de la Convention collective cadre. A supposer donc qu’il n’existe pas une convention collective sectorielle applicable à une activité déterminée ou qu’une convention collective spécifique ne prévoit pas une stipulation expresse à la question du changement du lieu de travail, l’article 22 de la Convention collective cadre a vocation à s’appliquer. Il est donc particulièrement intéressant d’étudier dans la présente chronique la question générale du changement du lieu du travail au sein de la même entreprise. 

Dans l’absolu, on peut envisager deux hypothèses relativement à la définition du lieu du travail dans un contrat de travail individuel. Les parties peuvent expressément indiquer le lieu de travail dans le contrat. Certes, il peut exister une difficulté d’interprétation du contrat pour savoir si les parties ont voulu en faire un élément de leur accord ou lui donner la valeur d’un simple élément d’information, c’est-à-dire sans réelle valeur obligatoire. En France, la Cour de cassation pose le principe que l’indication du lieu de travail dans le contrat est en principe informationnelle (Cass. soc., 3 juin 2003, Bull. civ. 2003, V, n° 185) sauf s’il résulte de l’expression du contrat qu’elle a une valeur obligatoire. En fin de compte tout se ramène à une interprétation du contrat. Mais dans les cas les plus fréquents, le lieu du travail n’est pas indiqué ; soit qu’il y a un écrit mais il est lacunaire soit que le contrat est verbal pour lequel il est difficile de rapporter la preuve d’un accord précis concernant le lieu de travail. Dans l’hypothèse du silence du contrat, l’employeur peut-il décider unilatéralement en cours du contrat de changer l’affectation d’un salarié ? La réponse à cette question doit, à notre sens, partir d’une distinction entre un changement des conditions du travail et un changement du contrat de travail.

I- Changement du lieu du travail constitutif d’un changement des conditions de travail 


Pouvoir de direction de l’employeur. Il est admis que le salarié, soumis à une relation de subordination juridique, doit se plier au pouvoir de l’employeur qui lui fixe les conditions dans lesquelles il doit exécuter les prestations promises. Le pouvoir de direction de l’employeur trouve assise dans l’article 6 du Code de travail. L’obligation d’obéissance du salarié est consacrée à l’article 10 du même code. Ce sont les deux faces de la même monnaie. Parmi les conditions possibles de travail qui sont du ressort de l’employeur, on trouve le choix des horaires et/ou du lieu du travail. L’employeur qui change les conditions relatives au lieu du travail ne change pas le contrat d’une manière unilatérale mais exerce ses prérogatives d’employeur dans le cadre du contrat. Mais toute la difficulté est de dire quelle est l’extension possible de ce pouvoir unilatéral de direction. Il ait des changements de quantité qui conduisent à un changement de nature. Il faut déterminer le seuil, la frontière du changement autorisé que l’employeur ne saurait dépasser sous peine de se voir reprocher de vouloir imposer une modification unilatérale du contrat.

L’identité de la zone géographique. La jurisprudence française comparée fixe la limite du pouvoir de direction de l’employeur dans la notion de « secteur géographique » Cass. soc., 16 déc. 1998, Bull. civ. 1998, V, n° 558. - Cass. soc., 3 mai 2006, n° 04-41.880 : Bull. civ. 2006, V, n° 158) Si le changement est circonscrit dans la limite du même secteur géographique initial de travail, le salarié se trouve dans l’obligation d’obtempérer à l’ordre de l’employeur. Il est vrai que le juge peut contrôler l’intérêt de l’entreprise à ce changement mais c’est un contrôle minimum car le juge ne peut substituer sa propre appréciation de l’intérêt de l’entreprise à celle de l’employeur. Le juge peut cependant sanctionner le détournement du pouvoir. L’employeur peut en effet être tenté d’imposer le changement du lieu du travail comme mesure disciplinaire, ce qui est interdit (Cass. com. 45707 du 19 Janv. 1995, Bulletin civ. 1995 I , p. 205).

L’appréciation de la zone géographique. La notion de secteur géographique est floue. C’est inévitable. Il appartient aux juges de fond de la déterminer au cas par cas, en fonction des données liées à la distance entre les deux lieux de travail, ancien et nouveau, l’existence de moyens de transport et la durée du trajet. Les juges doivent s’en tenir à une appréciation objective sans tenir de la condition spécifique de chaque salarié. L’avantage d’une appréciation objective et de permettre à l’employeur de traiter la question d’une manière collective et égalitaire sans discrimination (art. 5 CT). L’allongement de la durée du trajet et les contraintes causées au salarié, qui ne peut plus vaquer comme auparavant à certaines de ses occupations familiales, sont sans conséquence. Il en est de même pour les coûts additionnels qu’il peut supporter pour emprunt un nouveau moyen de transport. Les handicapés bénéficient cependant d’un traitement de faveur. L’appréciation objective de l’identité de la zone géographique doit se faire par comparaison du dernier lieu du travail et non du lieu initial. La Cour d’appel de Tunis dans l’espèce rapportée n’a pas suivi cette démarche et ne s’est pas prononcée sur la question de savoir si un changement du lieu d’affectation du centre de Tunis à Ben Arous constitue un changement du lieu du travail en dehors de la zone géographique initiale de travail. Elle a cru trouver appui dans l’article 36 de la Convention sectorielle en lui donnant un sens littéral qui n’est pas le sien.

II- Le changement du lieu de travail constitutif d’une modification unilatérale du contrat de travail


L’effet obligatoire du contrat de travail. Une entreprise peut avoir plusieurs établissements (succursales, points de vente, agences etc.) situés dans des lieux différents. Un entrepreneur de travaux ou une société de gardiennage exécute des prestations chez les entreprises clientes. Les salariés sont donc appelés à une certaine mobilité dans l’espace. La question est de savoir si l’employeur peut imposer un changement du lieu d’affectation en dehors de la zone géographique initiale. 

La réponse est en principe négative car le contrat de travail a comme tout autre contrat une force obligatoire pour les deux parties. Il ne peut être modifié que de leur consentement mutuel (art. 242 COC). L’employeur ne peut donc changer le lieu de travail en dehors de la zone géographique sous prétexte d’utiliser son pouvoir de direction.

La clause de mobilité. La solution est certes rigide, car certaines entreprises ont besoin de s’adapter aux changements des conditions économiques. Elles ne peuvent le faire en notre matière que par l’insertion d’une clause de mobilité. Elle participe du même esprit qu’une clause d’adaptation dans les contrats de longue durée. La clause de mobilité permet d'imposer à un salarié une affectation en
dehors du secteur géographique sans que cela constitue une modification du contrat. Elle peut être insérée dans un contrat de travail individuel ou d’une convention collective. Mais étant une clause contractuelle, elle ne peut produire effet obligatoire que si elle réunit ses conditions de validité. Nous n’avons pas de jurisprudence tunisienne publiée en la matière. La jurisprudence française exige que la clause détermine avec précision la zone de mobilité. Une clause indéterminée est nulle et de nul effet (Cass. soc., 7 juin 2006, Bull. civ. 2006, V, n° 209). La solution doit être la même en droit tunisien car elle n’est qu’une application des principes généraux de validité des obligations contractuelles (art. 63 COC). L’exigence d’une détermination de la zone n’emporte pas interdiction de prévoir une zone de mobilité étendue à tout le territoire national. On peut même admettre une mobilité internationale, déterminée elle aussi.

L’exigence de détermination s’applique aussi à la clause de mobilité insérée dans une convention collective sectorielle, car celle-ci est d’un rang inférieur à une loi. Le salarié à qui on oppose une clause conventionnelle de mobilité peut invoquer l’exception de nullité pour indétermination de la zone. Dans l’espèce rapportée, la Cour d’appel de Tunis s’est méprise sur le sens et l’intérêt pratique de l’article 36 de la Convention collective sectorielle. Sa formulation négative ne doit pas occulter le sens voulu par les partenaires sociaux. L’employeur peut décider de changer du lieu de travail mais Il ne peut le faire que si l’intérêt de l’entreprise l’exige. Mais ainsi comprise la disposition conventionnelle est atteinte du vice d’indétermination de la zone de mobilité. C’est la même tare que recèle l’article 22 de la convention collective cadre. Sous réserve d’erreur ou d’oubli, toutes les clauses de mobilité prévues dans des conventions collectives sectorielles sont rédigées dans les mêmes termes. A l’heure actuelle, les employeurs gagneraient à sécuriser leurs relations de travail par des clauses de mobilité rédigées avec soin. Si les partenaires sociaux prennent conscience du problème et modifient les clauses de mobilité actuelles, l’effet de cette modification ne peut être étendu aux contrats de travail en cours (Cass. soc., 27 juin 2002, Bull. civ. 2002, V, n° 222) ou aux contrats de travail qui contractualisent le lieu du travail. Par ailleurs, l'employeur ne peut se prévaloir d'une clause de mobilité prévue par la convention collective qu'à la condition que le salarié ait été informé de l'existence et du contenu du texte conventionnel lors de son engagement (Cass. soc., 24 janv. 2008 : Bull. civ. 2008, V, n° 23). Dans tous les cas, le juge contrôle la mise en œuvre de la clause de mobilité contractuelle ou conventionnelle.

Publié in le Manager, Novembre 2017.

jeudi 30 novembre 2017

Aspects de l’articulation entre arbitrage et transaction



Aspects de l’articulation entre arbitrage et transaction


Un arrêt de la Cour de cassation (Cass. civ. n°9301 du 22 oct. 2002, inédit) et un autre de la Cour d’appel de Tunis, statuant sur renvoi (CA Tunis, n°87990 du 24 nov. 2009, inédit), nous offrent l’occasion de faire quelques précisions sur l’articulation entre une sentence d’arbitrage et une transaction. Ce sont deux procédés alternatifs de résolution des litiges. « La transaction est un contrat par lequel les parties terminent ou préviennent une contestation moyennant la renonciation de chacune d’elles à une partie de ses prétentions réciproques, ou la cession qu’elle fait d’une valeur ou d’un droit à l’autre partie » (art 1458 COC), alors que « l’arbitrage est un procédé privé de règlement de certaines catégories de contestations par un tribunal arbitral auquel les parties confient la mission de les juger en vertu d’une convention d’arbitrage. » (art 1 CA) 

La transaction et l’arbitrage ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Différentes configurations peuvent se réaliser. 

Des fois, une transaction est conclue en cours d’arbitrage et les parties demandent au tribunal arbitral de prononcer une « sentence d’accord-parties. » Le code de l’arbitrage (art 15 et CA), inspiré en cela par la loi-type de la CNUDCI sur l’arbitrage international (Lotfi Chedly, L’arbitrage international en droit tunisien. – Quatorze ans après le Code, Journal du droit international, (Clunet) n°2, avr. 2008, doctr.), reconnaît à la sentence accord-parties la valeur d’une véritable sentence dès lors qu'au moment où la procédure d'arbitrage a été engagée, il existait un litige (faute de quoi il n'y aurait pas pu y avoir arbitrage) et que celui-ci n'a disparu qu'en cours d'instance. La Cour de cassation française a jugé que « la simple constatation, dans le dispositif de la décision, de l'accord des parties, sans aucun motif dans le corps de celle-ci, ne peut s'analyser en un acte juridictionnel » (Cass. 1re civ., 14 nov. 2012, JCP G 2012, doctr. 1354, par J. Ortscheidt ; Procédures 2013, comm. 46, obs. L. Weiller). La condition de la motivation de la sentence accord-parties n’est pas exigée en droit tunisien par combinaison des articles 15 et 75 CA. 

Des fois cependant, la transaction précède l’arbitrage ou lui succède d’où la nécessité des règles d’articulation entre les deux procédés. C’est le sujet de la présente chronique.

Les faits à l’origine des arrêts cités sont relativement simples. Il s’agit d’un contrat d’entreprise, comprenant une clause compromissoire, au cours duquel un conflit est survenu et pour la solution duquel les parties ont transigé. Chacune d’elles s’est engagée envers l’autre à certaines obligations : le maître d’ouvrage au paiement d’un décompte provisoire et d’un autre définitif, en cours d’élaboration le jour de la transaction ; le maître d’œuvre à la levée des réserves formulées lors de la réception provisoire. Le contrat de transaction, (non expressément qualifiée par les parties) stipule, enfin, que les obligations qu’il prévoit sont exclusives de paiement de pénalités de retard et d’intérêts moratoires.

La transaction est partiellement exécutée d’où le litige. La clause compromissoire convenue dans le contrat d’entreprise a été mise en œuvre et une sentence arbitrale a été rendu tout à la fois à propos de la demande principale, présentée par le maître d’œuvre, et celle reconventionnelle présentée par le maître d’ouvrage. Le premier a été condamné au paiement d’une indemnité compensatrice de la valeur des réserves, qu’il n’a pas levées, et le deuxième au paiement du montant du décompte définitif, largement supérieur aux indemnités réparatrices des réserves. Mais la demande du maître d’œuvre en réparation du préjudice consécutif à la violation du contrat d’entreprise et de la transaction a été rejetée. 

Le recours en nullité de la sentence arbitrale intenté par le maître d’ouvrage est rejeté par un arrêt de la Cour d’appel de Tunis que la cour suprême a censuré au visa des articles 1458 et 1467 COC. Selon l’arrêt de cassation, « la transaction met fin au litige par la renonciation par chaque contractant à une partie de sa prétention ; elle ne peut être révoquée, même du consentement des parties, à moins qu’elle n’eut simplement la nature d’un contrat commutatif ». La Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel en lui reprochant d’avoir dénaturé les faits en refusant de qualifier le contrat comme une transaction ayant pour effet de vider le contentieux.

Statuant de nouveau sur renvoi, la Cour d’appel de Tunis annule la sentence arbitrale en considérant que les parties sont convenues d’une solution transactionnelle ; à supposer que celle-ci n’ait pas été exécutée, elle n’en reste pas moins valable et on peut en demander l’exécution forcée. La cour tire surtout cette conséquence que « la sentence arbitrale est devenue sans objet et la transaction empêche la mise en œuvre de la clause compromissoire. »

Les deux arrêts cités sont critiquables. Pour comprendre la raison, il faut opérer une distinction entre les différents effets de la transaction.

L’effet obligatoire de la transaction découle de sa nature contractuelle tant qu’elle remplit les conditions de validité. Les parties doivent respecter leur parole donnée (art 242 et 1471 COC). La transaction étant la loi des parties, le créancier doit pouvoir exiger le paiement de l’obligation promise ou engager la responsabilité du débiteur défaillant. Il peut même poursuivre la résolution du contrat ou faire jouer la clause résolutoire si elle est stipulée. Toutes ces prérogatives du créancier sont expressément consacrées par l’article 1471 COC. Le débiteur n’est pas également interdit d’opposer l’exception d’inexécution si jamais le contrat est commutatif et que le créancier soit appelé à s’exécuter le premier (art 1467 COC).

L’effet exécutoire de la transaction peut être défini comme celui qui force le débiteur à l’exécution de l’obligation. Pour ce faire, le créancier doit détenir un titre exécutoire. Dans l’affaire soumise au tribunal arbitral, le maître d’œuvre, dans son action principale, et le maître d’ouvrage, dans son action reconventionnelle, ont demandé au tribunal arbitral de prononcer un jugement condamnant l’autre partie à exécuter les obligations contenues dans la transaction. On fera toutefois deux remarques : le tribunal arbitral a rejeté la demande du maître d’œuvre tendant confusément à réparer le préjudice causé par la violation du contrat d’entreprise et de la transaction. La réparation du préjudice lié au non-respect du contrat d’entreprise est manifestement hors propos car la transaction a mis fin au litige à son propos. Mais il n’est pas interdit de réclamer des intérêts moratoires en raison du retard de paiement des sommes fixées par la transaction (art. 1471 COC). Le maître d’œuvre qui souffre de la non-levée des réserves signalées dans la transaction est fondée à demander réparation par équivalent. En effet, l’obligation de faire convenue dans la transaction se résout en dommages-intérêts en cas d’inexécution (art 275 COC). Le tribunal arbitral a en définitif statué dans la limite de la transaction et sur le fondement de l’article 1471 COC.

La question se pose dans cette affaire est de savoir si le litige relatif à l’exécution de la transaction ressort de la compétence du tribunal arbitral en application de la clause compromissoire figurant dans le contrat d’entreprise.

La transaction est un contrat dont les modalités peuvent être modifiées de commun accord entre les parties (Req. 31 janv. 1887, S. 1887. 1. 420). Celles-ci peuvent substituer une transaction nouvelle à la transaction initiale (Civ. 2e, 14 févr. 1974, JCP 1974. II. 17757, note R. Savatier). Quand un litige survient à propos de l’exécution d’une transaction, il faut déterminer le juge compétent pour en connaître. Contrairement à son homologue français (art 1141-4 du Code de procédure civile), le législateur tunisien n’a pas prévu une procédure simplifiée permettant de donner un effet exécutoire à une transaction. On n’échappe donc pas à l’application des règles de droit commun où le créancier intéressé doit saisir le juge compétent. La solution du problème aurait été simple si le contrat de transaction avait expressément attribué compétence au juge étatique ou à un arbitre (Voir pour une clause compromissoire figurant dans une transaction, voir CA de Paris, 1ère ch. c 17 oct. 2005, note Thomas Clay, Les contrats gigognes Dalloz 2006, p. 697).

Le contrat de transaction a un effet déclaratif en ce qu’il révèle des droits préexistants. Un auteur a écrit à ce propos : « il est communément admis, par l'effet d'une fiction, que le contrat de transaction a un effet déclaratif en ce sens qu'il révèle des droits préexistants. L'analogie avec le jugement (où le juge "dit le droit" sans le créer) est, ici […], manifeste. » (Jean-François Césaro, Transaction : formation et exécution, JurisClasseur Contrats–Distribution, Fasc. 192-1). 

En prolongement de l’effet déclaratif, la transaction n’a pas d’effet novatoire en l’absence d’un accord exprès entre les parties (art 358 COC). La Cour de cassation française l’a rappelé à maintes reprises. (Cass. 1re civ., 21 janv. 1997, Bull. civ. 1997, I, n° 25. - Cass. com., 1er févr. 1956, Bull. civ. 1956, III, n° 51. - Cass. 1re civ., 25 févr. 1976, Bull. civ. 1976, I, n° 86). Il en découle inéluctablement que la clause compromissoire figurant dans le contrat principal n’est pas éteinte par la transaction. Tout litige (nullité, exécution forcée, résolution et responsabilité) survenu à son propos doit relever de la compétence du tribunal arbitral.

Les arrêts cités ont confondu le cas d’une transaction exécutée avec celui d’une transaction non exécutée. Il doit être tenu pour établi que la transaction ne met fin au litige, et ne rend l’arbitrage sans objet, que si elle est exécutée avant le prononcé de la sentence arbitrale. Mais s’il arrive que la transaction soit conclue après le prononcé la sentence arbitrale, l’exequatur ne peut être refusé en raison des pouvoirs limités du juge de l’exequatur (Civ. 2e, 17 juin 1971, Bull. civ. II, no 222 ; JCP 1971. II. 16914, obs. Level ; D. 1971. Somm. 177.) L’intérêt serait évident dans l’hypothèse où la transaction viendrait à être annulée ou résolue (Patrick CHAUVEL, Transaction, Répertoire civil Dalloz, sept. 2011 n°95).

َArticle publié in le Manager Novembre 2017. 

dimanche 29 octobre 2017

Le pas-de-porte

Le pas-de-porte



Le pas-de-porte, ou le droit d’entrée, est la somme d’argent que le preneur à bail verse à la signature du contrat, le plus souvent en une seule fois, au bailleur d’un local à usage industriel, commercial ou artisanal, en sus du loyer, et qui reste définitivement acquise à celui-ci. Puisqu’il s’agit d’une somme versée au bailleur, le pas-de-porte ne doit pas être confondu avec le prix de cession d’un bail commercial payé à l’ancien locataire. Le pas-de-porte ne peut également être confondu avec le dépôt de garantie.

Le pas-de-porte était historiquement lié au phénomène de pénurie de bons locaux (François Robin, Le pas-de-porte et droit au bail, AJDI 2000, p. 499). Les commerçants payaient donc le prix pour avoir accès aux locaux qui les rapprochaient de la clientèle. Plus tard quand était apparue la législation relative à la propriété commerciale donnant au locataire un droit au renouvellement du bail malgré l’expiration du terme, le pas-de-porte était utilisé comme une compensation anticipée de ce que le bailleur aurait à verser au locataire pour l’évincer et récupérer le local libre.

Le pas-de-porte est une pratique contractuelle parfois occulte non stipulée dans le contrat de bail où les sommes sont versées de main en main pour des raisons de fraude fiscale. C’est une simulation du prix qui n’est pas en soit nulle dans les rapports entre les parties. La simulation expose néanmoins à des sanctions pénales en vertu de l’article 101 du Code des droits et procédures fiscaux. 
Le marché des bureaux et des locaux d'activité professionnelle et services ignore totalement la pratique du pas-de-porte depuis des décennies. Elle se rencontre par contre dans les emplacements de premier rang et dans les centres commerciaux dont les promoteurs stipulent parfois, par acte séparé, que la somme versée est « une couverture des frais d’aménagement du local demandés par les preneurs. » (Marie-Pierre Dumont-Lefrand, Clauses financières liées aux mécanismes du statut –, Dalloz action Droit et pratique des baux commerciaux, 2017-2018, n°520-70)

Il arrive qu’une telle déclaration soit purement formelle ne correspondant nullement à des travaux réellement demandés par le preneur. Il est clair qu’une telle somme sert à faciliter le plan de financement du promoteur ou du bailleur. Le versement à la signature du contrat qui allège les frais financiers ou les coûts, peut être considéré comme un loyer payé d'avance. 

L’analyse juridique du pas-de-porte mobilise deux séries de règles. Celles de droit privé dans les rapports entre les parties et celle de droit fiscal dans les rapports des parties vis-à-vis du fisc.

1) Les rapports de droit privé


Deux principales questions se posent. Le pas-de-porte est-il valable au regard de la loi du 25 mai 1977 régissant les baux commerciaux ? Quelle est sa nature juridique ?

a) La validité du pas-de-porte


La licéité du pas-de-porte a été depuis longtemps admise par les juridictions civiles. Aucun texte ne le prohibe directement. Les parties sont libres de fixer les conditions pécuniaires de leur accord au moment de la location. La somme ainsi payée a une cause et une cause licite. Certains locataires ont vainement cherché à fonder la nullité du paiement sur les dispositions de l’article 32 de la loi du 25 mai 1977 déclarant « nuls et de nul effet quelle qu’en soit la forme les clauses, stipulations et arrangement faisant échec au droit au renouvellement du bail. » Il leur a été répondu que la conclusion du bail et la perception d’une somme d’argent au moment de la conclusion du contrat ne peut être considérée comme privant, même indirectement, le futur locataire du bénéfice d’un droit qu’il ne possède pas encore. De même lorsque le paiement du pas-de-porte constitue pour le locataire « le prix qu'il doit payer pour acquérir la propriété commerciale », ou, autrement dit, « le prix de la dépréciation que subissent les lieux du fait d'une occupation commerciale qui donne droit au renouvellement ou à l'indemnité d'éviction ». Dans ce cas, le locataire achète un droit d'ordre public accordé par la loi (Marie-Pierre Dumont-Lefrand, op. cit, n°250-530). Une partie minoritaire de la doctrine récuse cette opinion et c’est sans doute pour cette raison que le pas-de-porte n’est pas considéré par certains comme la contrepartie du droit au renouvellement mais comme la contrepartie « d’éléments de nature diverses »

b) La qualification du pas-de-porte


Les sommes payées par le preneur au moment de l’entrée dans les lieux peuvent recevoir deux qualifications possibles : soit elles sont considérées comme une indemnité compensatrice de l’immobilisation du bien du bailleur par le droit au renouvellement du bail, soit elles sont considérées comme un supplément de loyers payés d’avance. Les parties peuvent choisir dans le contrat l’une ou l’autre des qualifications. En cas de silence du contrat, il appartient au juge de se prononcer. Le rédacteur professionnel doit attirer l’attention des contractants sur le choix de la qualification sous peine d’engager sa responsabilité professionnelle. D'autres qualifications ont été retenues en pratique comme « l'achat d'une commercialité », qui doit alors s'assimiler à l'achat d'une clientèle, ou encore des « indemnités en contrepartie d'avantages exceptionnels donnés par le bailleur » (exclusivité notamment), ou enfin « des rachats d'aménagements » qui ne seront pas assimilables à un pas-de-porte.

Le choix d’une qualification n’est pas neutre. Il entraîne des conséquences en rapport avec la législation sur les baux commerciaux. 


- Considéré comme un supplément de loyer payé d’avance, il est tenu compte du pas-de-porte au moment des révisions et renouvellements en tant que loyer. 

- Considéré comme une indemnité compensatrice d’avantages supportés par le bailleur (une durée de bail longue, bail tous commerces, faculté de cession libre, droit de préférence du locataire en cas de vente des murs, absence de dépôt de garantie), le pas-de-porte n’influe pas sur l’exécution du contrat sauf au locataire de rappeler lors de son éviction par le bailleur qu’il avait payé un pas-de-porte. Dans les centres commerciaux, il s'agit de baux investisseurs, le preneur supportant généralement toutes les charges, il est difficile d’accepter la qualification d’indemnité compensatrice. C’est plutôt un supplément de loyer. 

2) Les conséquences fiscales du pas-de-porte


Ces conséquences varient selon la qualification retenue de la nature du pas-de-porte. Le juge fiscal n’est pas tenu par la qualification donnée par les parties. Les conséquences fiscales s’apprécient tant du point de vue du bailleur que du point de vue du locataire. 

a) La fiscalité du bailleur


La fiscalité du bailleur varie selon son statut fiscal.

Il peut tout d’abord s’agir d’une personne physique agissant à titre particulier ou d’une société de personne n’exerçant pas une activité professionnelle (une société civile immobilière notamment). Selon une doctrine administrative et une jurisprudence fiscale, les sommes que le locataire verse au propriétaire en sus du prix annuel du loyer, à titre de pas-de-porte, doivent être prises en compte pour la détermination du revenu foncier, au même titre que le loyer proprement dit dès lors qu’elles présent le caractère d’un supplément de loyer. Il a été cependant admis que ces sommes puissent échapper à l’impôt sur les revenus fonciers lorsque le contribuable établit que la somme versée lors de la conclusion ou du renouvellement du contrat du bail est destinée à compenser une dépréciation subie par l’immeuble ou lorsqu’elle est la contrepartie de la perte d’un élément de son patrimoine, mais faut-il pour autant que le loyer soit normal. La disparition ou la dépréciation du fonds de commerce ou de certains éléments de ce fonds que le bailleur exploitait justifie l’absence de taxation comme supplément de loyer du droit d’entrée (Emmanuel Cruvelier, Bail commercial. – Fiscalité. Indemnité d’entrée. – Dépôt de garantie. – Indemnité de déspécialisation, JurisClasseur Bail à Loyer, Fasc. 1500, n°33.) Par ailleurs, il peut arriver que le bailleur et le locataire soit traités de façon dissymétrique (Jean-Pierre Maublanc, Le versement d’un pas-de-porte au bailleur peut constituer une compensation à la dépréciation de l’immeuble, AJDI 2001, p. 50). Le droit d’entrée est considéré comme supplément de loyer pour le premier et comme le prix d’acquisition d’un élément d’actif pour le second.

Il peut ensuite s’agir d’une société soumise à l’impôt sur les sociétés ou d’une entreprise exerçant une activité industrielle, commerciale, agricole ou non commerciale. Les sommes versées au titre de pas-de-porte doivent être regardées dans la plupart des cas comme présentant pour le bailleur un supplément de loyer. Elles sont comprises dans le résultat de l’exercice au cours duquel elles sont réputées acquises en vertu des stipulations du contrat. Il en sera autrement quand le droit d’entrée a pour contrepartie l’exécution des travaux s’étalant sur plusieurs exercices ou lorsqu’il constitue des annuités indexées payables sur plusieurs exercices.

b) La fiscalité du locataire


La dépense supportée par le locataire ne saurait être assimilée, par le locataire, à des frais de premier établissement immédiatement déductibles. Elle présente, en principe, le caractère d’un supplément de loyer lorsque son montant, augmenté du loyer stipulé au bail n'excède pas la valeur locative réelle de l'immeuble. La charge doit être répartie sur la durée du bail. Mais aucune disposition législative ou réglementaire ni aucune règle comptable n'interdisent à l'entreprise de répartir cette indemnité sur une durée plus longue que la période du bail : la jurisprudence, rapportée par la doctrine administrative, a ainsi validé la déduction d'un pas-de-porte sur une durée de vingt-cinq ans correspondant à "la durée probable de la location" (Emmanuel Cruvelier, op. cit., n°44).

Des fois la somme versée peut constituer le prix de revient d'un élément incorporel du fonds de commerce. Deux constantes reviennent cependant dans la qualification du pas-de-porte comme prix d'acquisition d'avantages commerciaux ou comme prix d'un élément incorporel du fonds de commerce. Pour déterminer si une indemnité versée par le preneur au bailleur est une charge de loyer déductible ou si elle constitue le prix d'acquisition d'éléments corporels de fonds de commerce, il y a lieu de tenir compte non seulement des clauses du bail et du montant de l'indemnité stipulée mais aussi du niveau normal de loyer correspondant au local ainsi que des avantages effectivement offerts par le propriétaire en sus du droit de jouissance découlant du contrat de bail (Emmanuel Cruvelier, op. cit., n°46)



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Le décès de l'entrepreneur individuel

Le décès de l'entrepreneur individuel

S’installer pour son propre compte. Les personnes physiques peuvent, en principe, exercer toutes les professions indépendantes de leur choix. Leur pleine capacité juridique et la liberté du commerce et de l'industrie sont les fondements légaux du libre exercice professionnel. Poussant la règle jusqu'à son ultime conséquence, il n'est pas interdit de voir la même personne exercer plusieurs professions à la fois ou même cumuler un exercice professionnel indépendant et un autre salarié. La loi, au sens formel du terme, peut limiter l'exercice professionnel soit en exigeant la satisfaction de certaines conditions d’accès, de non-cumul ou d’exclusivité, soit en exigeant la participation au capital d'une société dotée d'une personnalité juridique distincte de celle des associés, ayant ou non une forme spécifique. L'exercice individuel d'une profession n'est pas remis en cause lorsqu'une personne prend la qualité d'associé dans une société de moyens -ou prendre part un groupement d'intérêt économique-, qui se limite à procurer aux associés les moyens matériels et humains nécessaires à leur exercice professionnel indépendant. La législation tunisienne, restée longtemps rangée derrière une conception classique de la société qui exige la réunion de deux associés au moins, a évolué, depuis 2000, pour admettre, timidement, qu'une personne physique crée une société unipersonnelle à responsabilité limitée. Dans cette hypothèse, il s’agit en droit d’un exercice social de l'activité économique, mais les économistes lèvent le voile de la personnalité morale et qualifient la société d’entreprise individuelle.
L'exercice professionnel indépendant conduit donc à la mise en place d'une entreprise individuelle, dont la taille est plus ou moins grande. La plus élémentaire fait de l’entrepreneur un ouvrier car c’est lui-même qui exécute les prestations de l'entreprise, aidé parfois par les membres de sa famille dans un travail non rémunéré. L'entrepreneur peut être un employeur avec un nombre plus ou moins important de salariés placés sous sa direction et son contrôle. L'entreprise est soit créée ex nihilo, soit acquise auprès d'une autre personne en pleine propriété ou en jouissance, voire même héritée.
Le décès facteur perturbateur. La pérennité de l'entreprise individuelle est un impératif économique si l'on considère certains événements perturbateurs, tels qu’un accident entraînant une incapacité de l’entrepreneur ou, plus dramatiquement, la survenance d’un décès. Dans cette dernière hypothèse spécialement, on peut se trouver dans l’une des deux configurations suivantes. Dans la première, le décès est anticipé et la transmission de l'entreprise est planifiée. L'entrepreneur prépare les conditions de la transmission de l'entreprise à un repreneur qu'il choisit dans le libre exercice de son pouvoir de disposition de ses biens. Les motifs du choix n’est pas relevant en droit, mais les sciences de gestion s’y intéressent. Selon la modalité de transmission choisie, l’entrepreneur se désengage de l'entreprise avant le décès ou organise une transmission où l'événement du décès soit un facteur déclencheur, par exemple par la cession de son vivant de la nue-propriété de l'entreprise. Dans une modalité plus élaborée, l’entrepreneur personnifie son entreprise individuelle en l’apportant à une société qu’il fonde et où il serait le principal associé, mais en conférant le pouvoir de gestion au successeur désigné. Le processus de personnification peut cependant être interrompu au cas où le décès intervient prématurément et c’est déjà la deuxième configuration. Le décès peut en effet survenir précocement, soit que l'entrepreneur n'avait pas des déterminants personnels de passer à l'acte de transmettre, soit qu'il avait des difficultés objectives à le faire.
De quelques difficultés juridiques. Dans notre pratique au prétoire, nous avons traité certains problèmes juridiques en rapport avec la transmission de l’entreprise par décès. Nous les signalerons brièvement dans cette chronique sans esprit de système.

A)     La dernière maladie

La transmission préparée se traduit par un acte juridique passé entre l’entrepreneur et le successeur. Le plus souvent il s’agit d’une donation. Si elle est conclue tardivement pendant la période de maladie elle risque d’être remise en cause par les héritiers évincés. Souvent, le litige naît en raison d’une crise familiale.
Le droit tunisien offre aux héritiers évincés le moyen d’agir en nullité des actes faits à titre gratuit pendant la dernière maladie (art. 354 et 355 COC). La jurisprudence dans son rôle d’interprétation des textes définit la notion négativement et positivement. La dernière maladie n’est pas la vieillesse, ni encore la maladie chronique ; elle n’est pas non plus une incapacité du malade, ni un vice de consentement. (Cass. 49760 du 24 fév. 1998, Bulletin 1998, p. 141 ; Cass. 50827 du 19 fév. 1998, Bulletin 1998, p. 138.) C’est plutôt une malade grave empêchant le malade de vaquer à ses occupations ordinaires et qui fait craindre la mort et que mort s’en suive (Cass. 4140 du 19 Juin 2001, Bulletin 2001, p. 81).Le délai séparant entre la date de la maladie et celle du décès a donné lieu des difficultés d’appréciation. Certains arrêts le fixent à une année au maximum (Cass. 269 du 27 Juin 2005, Bulletin 2005, p. 149). Le délai de prescription de l’action en nullité est cependant incertain car la loi ne prévoit pas un texte exprès. Si l’on estime que la nullité sanctionne une incapacité de jouissance du malade pendant la dernière maladie (art. 6 COC in fine) dans le but de protéger les héritiers, lesquels peuvent confirmer l’acte, elle est qualifiée de nullité relative et se prescrit pas une année à partir de la date de décès (330 COC).

B)      Les prétentions d'un tiers soi-disant associé

La transmission normale de l’entreprise individuelle se complique au cas où un tiers prétend être associé de l’entrepreneur prédécédé. Le tiers soutient soit avoir conclu avec le de cujus une société en participation soit qu’ils étaient comportés comme des associés, ce qui serait qualifié comme une société créée de fait. Ce qui serait commun à la société en participation et à la société créée de fait est l’absence d’écrit. La preuve de la société est ainsi rendue difficile. Méthodologiquement, la seule preuve fiable de l’existence d’une société est la recherche de l'affection societatis. Il permet d'objectiviser l'intention des parties au moyen de comportements juridiquement signifiants. En ce sens, la recherche de l'intention apparaît comme un moyen de reconstituer une volonté qui, par hypothèse, a été mal formulée, ou n'a pas été exprimée du tout. L'existence d'une société ne se devine pas a écrit un auteur (Vincent Cuisiner, L'affectio societatis, Litec 2008, p. 85). Elle se prouve à travers le comportement au quotidien. Le prétendu associé qui ne prouve pas avoir pris part à la participation à la gestion de la société, ou du moins à son contrôle ou à ses fruits pendant sa durée ne peut se contredire au détriment d’autrui (547 COC). On peut lui opposer qu’il s’était comporté conformément au statut qu’il se représentait au moment des faits, c’est-à-dire comme un non associé. La Cour de cassation française (Cass. 25 juillet 1949, Bulletin N. 307 p. 784) exige des juges de fond qu'ils caractérisent l'existence de tous les éléments constitutifs du contrat de société, et elle exerce un contrôle rigoureux sur ce point. Par contre dans les rapports avec les créanciers, la preuve de la société en participation ou la société créée de fait est appréciée d’une manière globale indépendamment de l'existence apparente de chacun des éléments de la société." (Cass. civ., 13 
novembre 1980, Bulletin des arrêts, N. 293)

C)      L'entreprise successorale indivise

Avec le décès de l’entrepreneur individuel, les actifs de son patrimoine tombent dans le patrimoine des héritiers. Trois difficultés sont à signaler quand l’entreprise successorale opère dans une activité non réglementée.
Il arrive qu’un incapable mineur ou majeur soit parmi les héritiers. Il ne peut exercer des actes juridiques que s’il est représenté par un tuteur. L’article 17 COC précise que « le tuteur ne peut continuer à exercer le commerce pour le compte de ce dernier, s’il n’y est autorisé par le juge des tutelles, qui ne devra l’accorder que dans l’intérêt manifeste de l’incapable. » La disposition légale a vocation à s’appliquer au cas où l’entreprise successorale a un objet commercial, les activités civiles ne sont donc pas visées. La complication se produit quand le juge refuse de donner son autorisation et que les autres héritiers souhaitent continuer l’activité commerciale. Une solution consiste à ce qu’ils prennent à bail ou lui achètent sa part indivise dans l’entreprise. L’autorisation du juge est également nécessaire.
Il y a indivision quand deux ou plusieurs personnes sont propriétaires d’un même droit réel et que le droit de chacune d’elles porte sur l’ensemble et non sur une portion déterminée de la chose commune (56 CDR). L’indivision n’est pas une société dotée de la personnalité morale. Quand il s’agit de conclure des actes juridiques en rapport avec l’entreprise indivise, il faut désigner les héritiers un à un par leur nom et il faut qu’ils interviennent dans les actes à moins qu’ils ne donnent mandat à quelqu’un. Le mandataire agit es-qualité sinon il sera tenu personnellement par l’acte conclu. Pour cela seul l’indivision est déjà lourde à fonctionner. Mais ce n’est pas encore fini. Un indivisaire ne peut agir seul et obliger les autres co-indivisaires à contribuer avec lui pour leur quote-part que pour les actes de conservation (64 CDR) ; les actes d’administration peuvent être accomplis par la majorité des trois-quarts des intérêts qui forment l’indivision (68 CDR). En revanche pour les actes de disposition, d’innovation ou de contracter des obligations nouvelles, la majorité ne peut obliger la minorité (69 CDR). Rien que pour obtenir un crédit bancaire ou pour faire un investissement dans l’entreprise indivise, il faut obtenir l’accord unanime des copropriétaires. Le plus grave encore est que l’état d’indivision est précaire destiné à cesser à tout moment. L’article 71 du code des droits réels édicte à cet égard que « nul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision ; chacun des coindivisaires peut toujours provoquer le partage.
L’état de précarité de l’indivision est un principe que les copropriétaires peuvent écarter par écrit pour une durée déterminé. Cette convention semble nécessaire pour bénéficier d’un avantage fiscal sous forme d’exonération des droits de mutation successorale. Le bénéfice de l’avantage est en effet subordonné à la continuation de l’exploitation pendant trois ans à compter du premier janvier de l’année qui suit l’année du décès (art 52 Code de l’enregistrement et de timbre).


lundi 24 juillet 2017

Le droit préférentiel de souscription en cas de conversion d’une créance en capital

Le droit préférentiel de souscription 

en cas de conversion d’une créance en capital


Nous prolongeons dans la présente chronique le thème de la capitalisation des créances que nous avons abordé dans un numéro précédent sous l’angle particulier du sauvetage de l’entreprise en difficulté. Nous examinons à présent, en partant d’un jugement de la Cour d’appel de Tunis (CA. Tunis, n°74513 du 25 février 2016, inédit), le jeu du droit préférentiel de souscription en cas d’une émission d’actions en numéraire à libérer par compensation de créance certaine, liquide et exigible. Dans le jugement cité, la Cour d’appel a refusé, d’une manière inattendue, d’annuler une augmentation du capital d’une société anonyme par apport en numéraire libéré par compensation de créances réservée à certains créanciers de la société sans que la procédure de suppression du droit préférentiel de souscription ait été suivie.

Les juges de premier degré (Trib. Ben Arous, n°26386 du 13 novembre 2013, inédit) avaient débouté les demandeurs de leur action en nullité motif pris de l’expiration du délai d’agir que le tribunal l’estime à une année en application de l’article 290 du CSC. Leur jugement est à bon droit censuré par la Cour d’appel. L’article 290 du CSC n’est manifestement pas applicable car les demandeurs n’assoient pas la nullité sur l’abus de majorité ou sur la violation d’une stipulation statutaire, mais sur la violation d’une disposition légale consacrant au profit des actionnaires un droit préférentiel de souscription en cas d’augmentation de capital en numéraire.

Les apports en société sont classés en trois catégories : les apports en numéraire, les apports en nature et les apports en industrie (art. 5 CSC). Dans une société anonyme, seuls sont admis les deux premiers (art. 160, 161 et 166 CSC). Quand une personne souscrit au capital d’une société en apportant du numéraire, elle reçoit des actions de numéraires et quand elle souscrit en apportant un autre bien, elle reçoit des actions d’apport (art. 316 CSC). La distinction de ces deux sortes d’apports présente divers intérêts juridiques dont l’un touche au droit préférentiel de souscription. Dans le jugement objet de notre commentaire, la Cour d’appel a refusé de voir dans l’augmentation de capital par compensation des créances une augmentation de capital en numéraire justifiant la mise en œuvre du droit préférentiel de souscription. Son jugement a de quoi inquiéter les puristes du droit des sociétés commerciales.

     1)      La libération par compensation d’apports de numéraire n’évince pas le droit préférentiel de souscription


Les apports en numéraire portent sur une somme d’argent. Quand il s’agit d’une augmentation de capital par des ressources nouvelles en espèces, l’article 296 CSC reconnaît aux actionnaires, proportionnellement au montant de leurs actions, un droit de préférence à la souscription des actions émises pour réaliser une augmentation du capital. Un pendant à ce droit existe quand il s’agit d’une augmentation de capital de numéraire à réaliser par incorporation des réserves et/ou des primes. Les actionnaires bénéficient dans ce cas, proportionnellement à leurs parts dans le capital, d’un droit d’attribution d’actions gratuites.

La loi précise les conditions d’exercice du droit préférentiel de souscription, qui se fait à titre irréductible (art. 296 CSC) et à titre réductible (art. 297 CSC) ainsi que les conditions de sa suppression, qui se fait non par une clause statutaire, ce qui est interdit (art. 296 CSC), mais par une délibération de l’assemblée générale extraordinaire statuant sur rapport du conseil d’administration et du commissaire aux comptes, dans les mêmes conditions de quorum et de majorité pour décider ou autoriser l’augmentation de capital (art 300), étant entendu que la suppression de ce droit préférentiel ne doit pas être confondue à la renonciation à son exercice, laquelle a un caractère individuel (art. 296 in fine CSC).

En souscrivant à une augmentation de capital en numéraire, le souscripteur, débiteur d’une somme d’argent, doit effectuer paiement pour éteindre sa dette. Il peut le réaliser selon deux modes possibles. Ou bien par versement d’espèces, ayant cours légal (art 259 COC), ou bien par compensation de créances (art. 316 CSC), celle-ci étant un mode général d’extinction des obligations (art. 369 COC). La compensation suppose que les parties (dans notre cas la société et le souscripteur) soient réciproquement et personnellement créancières et débitrices l’une de l’autre.

La libération par compensation est prévue en droit des sociétés à l’article 292 CSC, qui exige que la créance à compenser avec l’apport soit certaine, liquide et exigible ; à l’article 305 CSC, qui exige un arrêté des comptes par le conseil d’administration certifié par le commissaire aux comptes et à l’article 316 CSC, qui exige une libération intégrale de l’apport promis.

La faculté de libération par compensation est de principe, mais elle n'est pas d'ordre public. Elle peut être supprimée, conventionnellement, par décision expresse de l'assemblée générale extraordinaire en exigeant un versement en espèces.

Le droit préférentiel de souscription ne doit pas être remis en cause par le mécanisme de la compensation. Car dans tous les cas d’apport de sommes nouveau, il y a souscription d’une somme monétaire. Seul le mode de paiement change et cela intervient tout à la fois après délibération de l’assemblée générale et après la naissance de l’obligation par la signature du bulletin de souscription. Cette analyse est d’ailleurs confirmée par les règles relatives aux obligations convertibles en actions. Une société anonyme peut émettre des obligations convertibles donnant droit au porteur d’opter à la conversion des obligations en actions. La technique de la conversion est assise sur le mécanisme de la compensation. Etant un créancier dans un emprunt obligataire, le porteur peut choisir de devenir actionnaire et libère sa dette d’apport, de numéraire, par compensation de sa créance sur la société. L’exercice de l’option de conversion se traduit par augmentation de capital, réservée par définition à l’obligataire. Comme une telle conversion remet en cause le droit préférentiel de souscription des actionnaires, l’article 341 du CSC énonce que « l'autorisation par l’assemblée générale extraordinaire d’émettre des obligations convertible comporte renonciation expresse des actionnaires à leur droit préférentiel de souscription aux actions qui seront émises par conversion des obligations. ».

La Cour d’appel qui a exclu le droit préférentiel de souscription en cas de libération par compensation des actions souscrites a tout simplement violé la loi. Les sociétés seraient prudentes de procéder en deux étapes : d’abord voter la résolution d’augmentation de capital en numéraire et ensuite de voter la suppression du droit préférentiel de souscription et de réserver les actions nouvelles (totalement ou partiellement) à certains des créanciers de la société. Le vote d’une seule résolution est inefficace car on ne peut supprimer le droit de préférentiel que si d’abord il existe. Il existe un instant de raison quand on procède au vote de deux résolutions successives.

      2)      Éviction du droit préférentiel de souscription par la procédure de l’apport en nature


On peut éluder le droit préférentiel de souscription si on se place sous le régime de l’apport en nature (art. 296  CSC a contrario). Mais dans ce cas, il faudrait suivre la procédure d’évaluation de l’apport par un commissaire aux apports (art. 306 CSC). Un auteur (Raphaelle Besnard Goudet, actions. - Obligation de paiement du non-versé, fasc. 1855, JurisClasseur Banque - Crédit – Bourse) français raisonnant sur des textes équivalents aux textes tunisiens, a toutefois noté que « le choix de cette méthodes pourrait cependant être contesté en justice s'il apparaissait, compte tenu notamment des circonstances dans lesquelles la décision a été prise qu'elle a eu en fait pour objet de priver les actionnaires d'un de leurs droits ». Il a ajouté que selon certains auteurs, « il n'est [..] pas établi que le Code de commerce ouvre vraiment une alternative car il n'envisage que la voie de la compensation. » 

Nous recommandons ainsi par prudence aux lecteurs de respecter le droit préférentiel de souscription des autres actionnaires (art. 296 CSC al. 1er) sauf à les faire renoncer à ce droit (art. 296 CSC in fine) ou suivre la procédure de sa suppression (art. 300 CSC).  Il est à parier que le jugement de la Cour d’appel serait cassé par la Cour de cassation.



Article publié in le Manager, Juillet 2017.

lundi 26 juin 2017

Le banquier créancier gagiste sur des dépôts et l’opposition administrative

Le banquier créancier gagiste sur des dépôts 

et l’opposition administrative


Le comptable public est chargé du recouvrement des créances publiques de nature fiscale ou autre. Il procède dès la prise en charge de la créance à la notification au débiteur d'un avis l'invitant à s'acquitter de la totalité des sommes qui lui sont réclamées. Le débiteur bénéficie d'un délai pour régulariser sa situation. A l'expiration du délai, le comptable public émet un titre exécutoire qu’il signifie au débiteur (art. 28 quinquies CCP). Le titre est dit exécutoire lorsqu’il permet au créancier de poursuivre des mesures d’exécution forcée contre les biens de son débiteur, qu’ils soient immobiliers ou mobiliers, corporels ou incorporels.

1) L’opposition administrative

Souvent le comptable public recours à des saisies-arrêts et oppositions. Leur formalisme est soumis à un régime dérogatoire à la saisie-arrêt de droit commun prévu au Code de procédure civile et commerciale. Elles sont opérées par une opposition administrative notifiée au tiers saisi.

Les banques sont les destinataires les plus indiquées des oppositions administratives du moment où elles ont pour vocation de recevoir des fonds du public. 

La banque, tiers-saisi, est tenue de faire une déclaration au comptable public des sommes dues par elle au débiteur saisi. La déclaration est obligatoire alors même qu’elle ne serait pas débitrice de ce dernier. La banque est au surplus tenue de payer en l'acquit du débiteur de la créance publique, jusqu'à concurrence des fonds qu’elle doit ou qui sont entre ses mains, toutes sommes dues en vertu du titre exécutoire. Si les sommes objet de la saisie ou de l’opposition, sont assorties d’un terme ou d’une condition, leur remise au comptable public doit intervenir suivant l’échéance du terme ou la réalisation de la condition. Ce sont là des règles de droit commun qui ne soulèvent aucune difficulté dans la mesure où la banque ne justifie d’aucun droit sur les sommes revenant à son créancier.

2) Le gage des dépôts en banque 

Les relations entre les banques et leurs clients ne se limitent pas à recevoir des dépôts et à assurer des services de caisse. Il peut exister, en parallèle, des crédits qui nécessitent la mise en place de sûretés diverses parmi lesquelles figurent des gages sur des dépôts en banque (compte d’épargne-logement, compte spécial d’épargne, compte à terme, bons de caisse, placements en devise etc.).

La nature de la remise de fonds au banquier est controversée en doctrine. Le langage professionnel emploie le terme dépôt. Quelle signification juridique peut-il avoir ? « Pour certains, il faut donner au dépôt en banque la nature que traduit sa dénomination. Les contrats doivent être classés d'après le but économique poursuivi par les parties et qui se révèle par l'objet et l'étendue de leurs obligations. Or le déposant entend se décharger sur le dépositaire de la garde des fonds. S'il en permet l'usage à ce dernier, c'est qu'une restitution à l'identique n'a aucune utilité pour lui, s'agissant de choses fongibles. D'où cette qualification retenue de dépôt irrégulier qui est particulièrement adaptée au dépôt à vue. À l'opposé, certains analysent le dépôt de fonds en banque comme un prêt de consommation au motif que c'est par le moyen de ce prêt que le banquier se procure auprès du public des fonds destinés à lui permettre de consentir des crédits. » (Michel Cabrillac et Régine Bonhomme, Dépôt et compte en banque, Répertoire Dalloz de droit commercial, Février 2005, n°9) Notre droit tunisien concilie les deux conceptions. Il est en effet prévu à l’article 996 COC, que ‘’lorsqu’on remet à quelqu’un des choses fongibles à titre de dépôt, mais en autorisant le dépositaire à en faire usage, à charge de restituer une quantité égale de choses de mêmes espèces et qualités, le contrat qui se forme est régi par les règles relatives au prêt de consommation’’. La remise d’une somme d’argent ou des billets de banque fait présumer l’autorisation d’usage (art. 997 COC). La jurisprudence française fait l'économie de la qualification pour se borner à constater que le titulaire du compte est créancier du banquier. (Cass. 1re civ., 7 févr. 1984 : Bull. civ. 1984, I, n° 49, D. 1984, Jur. P 638, note C. Larroumet ; François Grua, Le dépôt de monnaie en banque, D. 1988, 298). La créance du titulaire du compte est une créance monétaire de restitution. Elle s’exerce sur le solde disponible en cours du fonctionnement du compte et sur le solde définitif à sa clôture.

Quelle que soit la qualification retenue, il est important de relever que le titulaire du compte demeure, soit dans le cadre du dépôt soit dans le cadre du prêt de consommation, titulaire d’une créance monétaire sur la banque. Ainsi, le client peut affecter cette créance en garantie d’un crédit qu’elle lui consent.

Dans la constitution de la sûreté, la banque doit respecter les conditions prévues dans le Code des droits réels pour le gage des créances. La matière est régie par les articles 212, 214 et 218 CDR.

L’article 212 traite des conditions de validité du gage entre les parties. Il exige en premier leur consentement sans autre formalisme, mais cette règle est tempérée par l’article 214 qui subordonne l’opposabilité du privilège aux tiers à l’établissement d’un acte ayant une date certaine contenant des énonciations obligatoires. L’article 212 ajoute une deuxième condition à la perfection du nantissement. Il s’agit de la remise de la chose entre les mains du créancier gagiste ou entre les mains d’un tiers détenteur. Quand il s’agit du gage d’une créance, la remise de la chose nantie est réalisée selon un mode particulier prévu à l’article 218. Le privilège ne s’établit sur la créance que par la satisfaction de deux conditions cumulatives :

- la remise du titre constitutif de la créance qui s’entend de la remise de l’écrit qui la constate. La créance non constatée par un écrit ne peut donner lieu à gage.
- Et, en outre, la signification du gage au débiteur de la créance donnée en gage ou par l’acceptation de ce dernier, par acte ayant date certaine. En fait concernant cette dernière condition, il faut distinguer selon que le débiteur de la créance donnée en gage est un tiers ou le créancier gagiste lui-même. Dans ce dernier, il serait superflu sinon absurde d’exiger une signification du gage à soi-même.

La remise du titre et la signification du nantissement ou son acceptation permettent la mise en possession du créancier. Elles jouent le rôle de la tradition en matière de meubles corporels. Ce sont deux conditions substantielles de la naissance du privilège au profit du créancier gagiste. Elles font perdre au constituant le pouvoir de recouvrer seul le montant de la créance nantie. Elles assurent aussi une fonction de publicité.

3) Les droits du banquier gagiste

La question se pose de savoir quelles sont les droits du banquier gagiste en face d’une opposition administrative. On raisonne ci-après à propos du cas le plus fréquent où le créancier gagiste est lui-même débiteur de la créance donnée en gage.

Le Code de la comptabilité publique résout la difficulté où le tiers-saisi reçoit une notification de saisies ou d’oppositions de la part d’autres créanciers se prévalant de ce que leurs créances priment la créance publique. Il doit, au cas où les sommes objet de la saisie ou de l’opposition sont insuffisantes pour payer l’ensemble des créances, les consigner à la caisse des dépôts et consignations, à défaut d’accord entre le comptable public et ces créanciers sur leur répartition amiable.

La solution est différente quand le tiers saisi se prévaut à l’égard du comptable public de sa qualité de créancier gagiste. Il peut, dans ce cas, lui opposer un droit de rétention qui trouve son fondement dans l’article 234 du CDR.

Le droit de rétention dont bénéficie la banque ne présente d’intérêt que lorsque l’échéance de la créance donnée en gage arrive sans que soit encore exigible la créance bancaire. Car avant le terme de son obligation, la banque n’est tenue d’aucun paiement au profit de son client et si elle refuse de le faire c’est en vertu du bénéfice du terme (art 136 COC). Mais une fois la dette de la banque est devenue exigible, cette dernière peut exciper de sa qualité de créancier gagiste et exercer un droit de rétention pour refuser de se dessaisir des sommes dues par elle au profit du comptable public poursuivant (art 234 CDR et art. 323 COC). Ce droit s’exerce sur la chose et sur ses fruits. Appliquée à une créance frugifère, le droit de rétention s’exerce sur le capital et les intérêts rémunératoires (art. 227 CDR).

Le droit de rétention dont bénéficie le créancier nanti, et qui lui permet de retenir la chose, n’est pas sans effet sur son droit de préférence sur le meuble donné en gage. Ce pouvoir de fait sur la chose renforce le droit de préférence. Nous rappelons, à cet effet, que l’art 261 CDR dispose in fine que le créancier gagiste peut s’opposer à la saisie ou à la vente, lorsque la valeur du gage est insuffisante dès l’origine, ou est devenue insuffisante par la suite, pour payer le créancier nanti. Mais lorsque la valeur de la chose donnée en gage suffit au désintéressement du créancier gagiste, le législateur autorise les tiers à saisir la chose donnée en gage et demander sa vente. Néanmoins le législateur a tenu compte du pouvoir de fait exercée par la créancier nanti sur la chose donnée en gage en lui permettant de pratiquer une saisie-arrêt entre les mains des créanciers saisissants, à concurrence de la somme qui lui est due, afin d’exercer son privilège sur le produit de la vente. 

En réalité et dans la mesure où il s’agit du gage d’une créance de somme d’argent, le créancier exerce sont droit de préférence instantanément dès l’arrivée d’échéance de sa propre créance. Les sommes dues par le banque sont appliquées au paiement de sa propre créance par voie de compensation (art 254 CDR).

Le Manager, Juin 2017, n°231.

vendredi 9 juin 2017

Capitalisation des créances, un mode de sauvetage de l’entreprise en difficultés



Capitalisation des créances :

Un mode de sauvetage de l’entreprise en difficultés



En temps de crise, les bailleurs de fonds ne consentent à donner des crédits nouveaux aux sociétés en difficultés économiques que si les associés capitalisent les avances en compte courant d’associés qu’ils auraient consenties à la société. Les créanciers eux-mêmes, conscients du peu de chance de recouvrer leurs créances, sont tentés de vouloir capitaliser leurs créances au lieu de les abandonner.

Dans les sociétés anonymes, l’augmentation du capital par des apports en numéraire payable par voie de compensation de créances certaines, liquides et exigibles est expressément envisagée par le législateur (art. 292, 305 et 316 C.S.C.) Dans les sociétés à responsabilité limitée, il n’existe pas des dispositions similaires, mais en pratique on raisonne par analogie.

Le capital d’une société étant une mention obligatoire de ses statuts, il ne peut être modifié, à la hausse ou à la baisse, que par décision des associés (on parle indifféremment d’associés ou d’actionnaires) réunis en assemblée générale extraordinaire. Une minorité de blocage, dont l’importance dépend de la forme de la société, peut empêcher une augmentation de capital malgré qu’elle soit nécessaire au sauvetage de l’entreprise. Les associés minoritaires peuvent craindre être dilués du fait d’une augmentation éventuelle de capital. Pour se protéger ils s’y opposent.

On doit distinguer les solutions à la situation de blocage selon que la société débitrice est ou non sous règlement judiciaire.


A) La société débitrice n’est pas sous règlement judiciaire


Le Code des sociétés commerciales n’offre pas de solution énergique au risque de blocage de la décision d’augmenter le capital. Une majorité qualifiée est toujours nécessaire. Des fois, les associés en rapport de force plus ou moins équilibré prennent des positions divergentes. Il y a ceux qui acceptent la conversion de la créance en participation et ceux qui la refusent. Ces derniers détenant une minorité de blocage empêchent l’augmentation de capital. Pour vaincre leur résistance, les praticiens proposent d’engager à leur encontre une action en responsabilité civile pour abus de minorité. Mais les délais sont longs.

En France, on a admis[1] que les actionnaires favorables à l’augmentation de capital puissent agir en référé pour demander la nomination d’un mandataire ad hoc qui recevra mission de voter à l’assemblée générale extraordinaire en lieu et place de l’actionnaire minoritaire. Le juge des référés ne donne pas une instruction au mandataire ad hoc, il lui recommande seulement de voter conformément à l’intérêt social.

Un créancier n’a cependant pas qualité à requérir la nomination d’un mandataire ad hoc.

B) La société débitrice est sous règlement judiciaire


L’article 457 C.C., modifié par la loi du 29 avril 2016, relative aux procédures collectives, consacre une nouvelle règle qui révolutionne les conceptions classiques. Il dispose, pour les sociétés soumises à une procédure de règlement judiciaire, que « …. lorsque le plan [de continuation] prévoit une augmentation de capital, le commissaire à l’exécution se charge de l’accomplissement de cette procédure…. Les créanciers dont les créances sont inscrites sur la liste sans contestation peuvent souscrire de tout ou partie de leurs créances échues. …. La conversion du montant global ou d’une partie des créances en capital ne nécessite pas l’approbation des actionnaires ou associés de l’entreprise. » Nous soulignons ce dernier passage de l’article 457 du C.C. où la conversion d’une créance ne nécessite pas l’approbation des associés. Il est évident que le consentement du créancier est toujours requis car aucun ne peut être obligé à devenir associé.

Le législateur se passe dans la nouvelle règle du consentement des associés historiques. Leur vote n’est plus nécessaire. La nouvelle règle ne se contente pas pour faciliter la décision de réduire le quorum et la majorité ou de permettre la nomination d’un mandataire ad hoc appelé à voter au lieu des associés récalcitrants. Elle va jusqu’à supprimer leur consentement. L’article 457 C.C. emporte aussi dans son sillage la disparition du droit préférentiel de souscription. Il appartient au tribunal arrêtant le plan de prévoir le montant de l’augmentation de capital par conversion des créances. Il peut, à sa seule discrétion, permettre à un tiers de prendre le contrôle de la société. Indirectement, la menace de dilution oblige les actionnaires historiques à présenter un plan de règlement prévoyant leur participation au capital.

La solution consacrée par l’article 457 C.C. n’a pas donné lieu à un recours pour contester sa conformité à la Constitution, notamment l’atteinte qu’elle risque de porter au droit de propriété. Mais il n’est pas exclu que le débat soit lancé devant le tribunal de la procédure du règlement judiciaire.

En l’état actuel du droit positif, le contrôle de la constitutionnalité des lois incombe à l’Instance provisoire de contrôle de constitutionnalité des projets de loi. La loi organique du 18 avril 2014 la régissant limite le contrôle aux seuls « projets de loi », c’est-à-dire, les textes déjà votés par le parlement mais non encore promulguées par le Président de la République. « L’objectif de la règle est de soustraire au contrôle de l’Instance les lois déjà entrées en vigueur.[2] » Aucun contrôle par voie d’exception n’est possible devant de cette Instance, ni d’ailleurs les juges de fond puisque l’article 3 de la loi organique interdit à tous les autres tribunaux de contrôler la constitutionnalité des lois.

Quand la Cour constitutionnelle entrera en fonction, le contrôle par voie d’exception de la constitutionnalité de l’article 457 C.C. devient possible. En effet, la loi organique du 3 décembre 2015, relative à la Cour constitutionnelle, prévoit à son article 54 que les parties au litige peuvent soulever devant le juge de fond une exception d’inconstitutionnalité de la loi applicable au litige. Le tribunal doit dès lors renvoyer l’affaire devant la Cour constitutionnelle qui statue sur l’exception.

En droit français comparé, la reprise interne est consacrée comme mode à mi-chemin entre un plan de continuation et un plan de cession. Elle peut se réaliser par deux techniques différentes : l’augmentation de capital et la cession forcée. Concernant l’augmentation du capital, les récentes évolutions du droit français consacrent une solution proche de celle du droit tunisien sans y être totalement similaire. « Dans une première réforme, « l’article L. 631-9-1 C.C., introduit par une ordonnance de 2014, a prévu que si le projet de plan de redressement prévoyait une modification du capital social et une reconstitution préalable des capitaux propres, et qu'un ou plusieurs associés s'y sont opposés – par leur vote ou leur absence -, ils peuvent être dépouillés de leurs droits de vote… L'administrateur judiciaire a qualité pour demander la désignation d'un mandataire chargé de convoquer une assemblée et de voter la reconstitution des capitaux propres de la société au lieu et place des associés opposants. Il y a une limite cependant : cette possibilité n'existe qu'au nom et dans la mesure de la reconstitution des capitaux propres ; le tribunal ne peut donc l'utiliser que pour ramener les capitaux propres à la moitié du capital social. Par voie de conséquence, si les capitaux propres n'ont pas été consommés en totalité, l'article L. 631-19-1 C.C. ne suffira pas à écarter les associés opposants. »[3] L'ordonnance du 12 mars 2014 avait, aussi, « introduit un autre dispositif permettant d'abaisser les règles de majorité nécessaires pour adopter les modifications statutaires induites par le plan. Les modifications statutaires induites par le plan de redressement sont votées à la majorité simple en contrepartie d'une augmentation de l'exigence de quorum. »[4] La loi Macron du 6 août 2015 a introduit un nouveau dispositif à l'article L. 631-19-2 C.C. «Elle permet de diluer voire d'évincer les associés qui refusent d'adopter les modifications statutaires prévues par le projet de plan de redressement qu'un tiers investisseur s'est engagé à exécuter. Mais le dispositif est entouré de garanties. »[5] La longueur de la disposition légale en témoigne.

Pourquoi nous évoquons dans nos commentaires l’expérience française ? C’est pour savoir quelle serait la réponse du juge constitutionnel tunisien s’il était saisi d’une exception d’inconstitutionnalité de l’article 457 CC.

Saisi d’un recours contre la nouvelle loi française, le Conseil constitutionnel français a donné acte au législateur : d'une part, le dispositif est destiné à encourager la poursuite d'activité des entreprises et qu'en cela il poursuit un objectif d'intérêt général ; d'autre part, qu'il est encadré de garanties et qu'en cela il ne porte pas une atteinte manifestement disproportionnée au droit de propriété des associés[6].

Comparé à la loi française, notre article 457 C.C. a domaine d’application large à toute société quel que soit son importance ; il ne fournit pas de surcroit des garanties aux actionnaires historiques. La solution qu’il apporte autorise le passage en force des créanciers pour une reprise interne. Il est vrai que cette prise de contrôle dépend de la décision du juge arrêtant les termes du plan de redressement, mais c’est peu pour éviter un éventuel abus.




[1] Cass. com., 9 mars 1993, n° 91-14.685 : JurisData n° 1993-000497 ; Bull. civ. 1993, IV, n° 101.


[2] Rafâa Ben Achour, La Constitution tunisienne du 27 Janvier 2014, Revue française de droit constitutionnel n°100, p. 799


[3] Antoine Gaudemet et Marie-Hélène Monsèrié-Bon Reprise interne d'une société en difficulté, Revue des procédures collectives n° 6, Novembre 2015, dossier 56, n°11


[4] Ibidem n°12


[5] Ibidem n°13


[6] Cons. const., 5 août 2015, n° 2015-715 DC. Le Conseil constitutionnel français observe aussi que « Les dispositions du paragraphe I de l’article 238 de la loi déférée tentent de rapprocher le droit interne de standards internationaux : l’éviction des actionnaires récalcitrants est en effet une possibilité ouverte notamment dans les droits américain, anglais ou allemand. »