mardi 26 mars 2019

Fragments de droit des sociétés commerciales





Fragments de droit des sociétés commerciales



I- Droits d’enregistrement des actes des sociétés.


Quand il s’agit de rédiger un acte juridique, il faut penser aux conséquences fiscales de l’opération qu’il constate.

Numérotation des titres de capital. L’art 29 du Code des droits d’enregistrement et de timbre énonce que, « les cessions d'actions, …. ou de part d'intérêts dans les sociétés dont le capital n'est pas divisé en actions effectuées pendant les deux ans qui suivent la réalisation de l'apport fait à la société, … sont réputées avoir pour objet les cessions des biens représentés par ces titres et il est fait application, pour la perception du droit d'enregistrement sur lesdites cessions de toutes les règles relatives à la vente de ces biens. » Si un associé fait apport en pleine propriété d’un bien immeuble et cède dans le délai de deux ans les parts sociales ou actions qui lui ont été attribuées en contrepartie de l’apport, il est considéré comme ayant cédé l’immeuble et l’acte de cession sera soumis au droit proportionnel de 5% augmenté de 1% au titre du salaire du conservateur de la propriété foncière. Les droits dus sont donc plus onéreux que dans la cession de titres de numéraire, soumise au droit fixe. 

Si quelqu’un a fait à la fois un apport en nature et un apport en numéraire et qu’il cède ses parts sociales ou actions dans un délai de deux ans, l’acte de cession sera taxé au taux le plus fort car on ne sait pas si les titres cédés sont ceux qui rémunèrent l’apport en nature ou l’apport en numéraire. Les titres de capital sont en effet des biens fongibles et confèrent des droits identiques dans la société indépendamment de l’objet de l’apport. Le rédacteur des statuts (ou du procès-verbal d’augmentation du capital constatant l’apport) doit être bien avisé de numéroter les parts sociales ou actions en les distinguant selon l’objet de l’apport. La numérotation permet d’individualiser la nature exacte des titres cédés (Renaud Mortier et Pascal-Julien Saint-Amand, Pourquoi la numérotation des actions est possible, JCP N, 30 oct. 2015 p. 35). La numérotation des parts sociales ou des valeurs mobilières n'est pas un obstacle à la fongibilité car ce qui fonde la fongibilité des valeurs mobilières, c'est qu'elles représentent des valeurs scripturales sans individualité (Anne Laude, La fongibilité : diversité des critères et unité des effets, RTD com., 1995, p307).

Imaginons un instant que le rédacteur de l’acte ait omis de numéroter les parts sociales et qu’un associé envisage de céder ses titres dans le délai de deux ans. Pour éviter le supplément des cotisations fiscales, il doit être établi au préalable un acte de précision des statuts en donnant aux parts des numéros pour les identifier. Une fois les formalités de publicité légale de l’acte de précision auront été accomplies, la cession pourra être établie en toute assurance.

Origine de la propriété fiscale. Toujours dans le même ordre d’idée, en matière de fiscalité des actes, il arrive que certains rédacteurs omettent de mentionner dans l’acte portant transfert à titre onéreux de la propriété d’un bien immeuble ou des droits réels immobiliers les justificatifs du paiement des droits d’enregistrement de la dernière mutation immobilière à titre onéreux ou par décès. Les praticiens désignent la mention par l’expression déclaration de l’origine de propriété (sous-entendue fiscale).


L’omission de la mention donne lieu au paiement d’un supplément de droits (3%) au moment de la présentation de l’acte à l’enregistrement (art 20 n°10). Quoique ce supplément n’ait pas été exigé par le receveur lors de la formalité d’enregistrement, l’Administration fiscale est en droit de faire des rappels de cotisations à l’occasion d’un contrôle fiscal préliminaire. 


Il arrive que certains rédacteurs comprennent mal la teneur de la règle légale. Ils mentionnent comme origine de propriété les références d’enregistrement d’un acte de partage. Or une telle mention est insuffisante car la loi exige de mentionner les références de la dernière mutation à titre onéreux. L’acte de partage n’est pas proprement parler un acte translatif de propriété. L’article 123 du CDR consacre, en effet, la règle de l’effet rétroactif du partage. « Chacun des copartageants est censé n’avoir eu dès l’origine, la propriété des effets compris dans son lot … ». En pratique pour éviter un redressement fiscal, on pallie l’omission dans un acte de précision. En droit civil selon l’article 23 al. 2 du COC, « les modifications que les parties apportent d’un commun accord à la convention, aussitôt après sa conclusion, ne constituent pas un nouveau contrat, mais sont censées faire partie de la convention primitive, si le contraire n’est exprimé. » On en tire cette conséquence au plan des droits d’enregistrement. « .. Ainsi, les actes de ratification pure et simple d’actes antérieurement enregistrés (par exemple confirmation d’une nullité relative), les actes d’exécution ou de complément, les actes refaits d’une opération juridique antérieurement enregistrée ne donne pas lieu à perception d’un droit proportionnel ou progressif. » (Habib Ayadi, Les droits d’enregistrement et de timbre et leur contentieux, CPU 2008, p. 107)


Il arrive aussi que certains contrôleurs fiscaux comprennent mal la teneur de la règle légale. Tout récemment, il a été notifié à un acheteur d’un bien immeuble les résultats d’un contrôle préliminaire pour lui réclamer un supplément de cotisations pour défaut de mention de l’origine de la propriété. Dans l’acte de vente, il a été mentionné que la venderesse, une société, est propriétaire de l’immeuble en vertu d’un apport en nature fait à elle. Le contrôleur fiscal a considéré par erreur que cette mutation n’est pas un acte translatif de propriété à titre onéreux. Même si quelques-uns ont proposé de voir, dans le cas particulier de la souscription d’actions, un engagement unilatéral, il est maintenant communément considéré que l’opération juridique d’apport a la nature d’un contrat. La lecture de l’article 2 du CSC confirme l’analyse, que chaque associé s’obligeant en contractant, à faire un apport, reçoit en contrepartie des parts sociales ou des actions. Le contrat de société a un caractère synallagmatique et du coup, nécessairement il est réalisé à titre onéreux et opère une transmission de droits. L'attribution de droits sociaux à l'apporteur, caractéristique de la qualification d'apport, démontre au contraire le caractère onéreux de l'acte. Comme l'apport à titre onéreux, l'apport pur et simple présente donc un caractère onéreux. (Laurent Godon, note sous Cass. 9 juin 2004, Revue des sociétés 2004 p.870) « En raison même de l'attribution de droits sociaux, qui constitue son élément essentiel de qualification, l'apport proprement dit présente un caractère onéreux » (Géraldine GOFFAUX-CALLEBAUT, Apport, Répertoire Dalloz, Sociétés).

II- Rémunération des dirigeants sociaux. Compétence d’attribution.


Deux récents jugements rendus par le tribunal de première instance de Tunis en formation différente, civile (n°67580 du 2 mars 2018) et commerciale (n°40575 du 2 oct. 2018), inquiètent car les magistrats confondent le statut de dirigeant social et celui de salarié. Il s’agit, dans les deux espèces, d’actions intentées par d’anciens dirigeants contre les sociétés qu’ils ont dirigées avant qu’ils ne soient révoqués. Ils réclament le paiement des rémunérations autorisées par l’organe social habilité. Sous le visa de l’article 183 du Code du travail, les deux chambres soulèvent d’office leur incompétence. Le terme arabe ojra étant polysémique les avait conduits à estimer qu’il s’agit là d’un conflit individuel de travail qui relève de la compétence des conseils de prud’hommes. 

Le tribunal de première instance est compétent pour connaître des actions en paiement d’une valeur supérieure à 7.000 dinars. Par ailleurs, selon l’art 40 du CPCC, il peut être créé par décret au tribunal de première instance des chambres commerciales. Ces dernières connaissent des litiges entre commerçants et en matière de sociétés (constitution, direction, dissolution et liquidation). Le litige opposant un ancien dirigeant à une société, pour lui réclamer des rémunérations, relève de la matière des sociétés. Le dirigeant (un gérant, un P-DG ou DG) n’est pas, en cette qualité, dans un lien de subordination juridique à la société. La cause juridique de la rémunération n’est pas une prestation de travail subordonné. Plus généralement, la rémunération du dirigeant n’est pas de droit (art 1280 COC) et n’a pas une nature contractuelle. Un jugement du tribunal de Ben Arous (n°22097 du 23 avr. 2014) a cru faire application de l’art 835 COC mais la Cour d’appel de Tunis l’a censuré (n°81897 du 30 mars 2016). La rémunération procède plutôt d’un acte unilatéral de l’organe compétent au sein de la société (l’AG pour les SARL et le CA pour les SA), sa cause juridique est l’exercice d’un mandat social. N’étant pas contractuelle la rémunération autorisée n’est pas intangible. L’organe compétent peut, en cours du mandat, la baisser voire même la supprimer pour le futur. Le dirigeant mécontent peut démissionner mais ne peut agir en réparation du préjudice subi.

Il arrive qu’un salarié, généralement un haut cadre de l’entreprise, accède à une fonction de dirigeant. Le contrat de travail en cours est alors suspendu. Le salaire dû au titre du contrat de travail est remplacé, mais aussi revalorisé pour tenir compte des nouvelles charges et responsabilité, par une rémunération au titre de la fonction de dirigeant. Même s’il arrive que le dirigeant cumule son mandat social avec un contrat de travail (Imed Laribi, Le cumul de mandat social et d’un contrat de travail dans les sociétés anonymes, R.T.D. 2001, p. 1), il y a un dédoublement des statuts et application distributive des règles selon le statut en cause. Les jugements de rejet cités en haut témoignent d’une confusion regrettable. Les actions en justice mettant en cause un dirigeant sont de diverses sortes. Elles peuvent toucher la régularité de sa nomination, sa responsabilité et sa rémunération. Elles sont de la compétence des tribunaux de droit commun et non des conseils de prud’hommes.



Panorama de jurisprudence commerciale



Panorama de jurisprudence commerciale




I- Sociétés commerciales.


Dans l’arrêt commenté (Cass. civ., 50759.2017 du 7 nov. 2018 inédit), la Cour de cassation a eu à répondre à deux questions inédites dans la jurisprudence tunisienne. 

A- L’ajournement de l’assemblée générale d’actionnaires.


L’assemblée générale ordinaire annuelle peut-elle continuer ses délibérations après que le président-directeur général qui la présidait ait déclaré, suite à un conflit survenu entre les actionnaires lors de l’examen d’une question à l’ordre du jour, la clôture de la séance et quitté les lieux ? On comprend par là que l’intéressé a agi en nullité des décisions prises par cette assemblée générale continuée. 

La Cour d’appel de Tunis (CA Tunis, n°76617 du 18 déc. 2015) a rejeté la demande de nullité en se référant à l’article 281 du Code des sociétés commerciales qui, dans sa version arabe qui fait foi, énonce que « l’assemblée générale est présidée par la personne désignée aux statuts. En cas d’empêchement, la présidence est confiée au président du conseil d’administration ou au président du directoire et, le cas échéant, à l’actionnaire choisi par les actionnaires. » Dans le cas d’espèce, les statuts désignent le président du conseil d’administration à la fonction de président de l’assemblée générale. La cour d’appel a estimé que le départ prématuré du président constitue un cas d’empêchement, justifiant la désignation par l’assemblée générale d’un nouveau président de séance et par suite la continuation des délibérations. 

La Cour de cassation tout en estimant que la notion d’empêchement doit être retenue dans le sens le plus général, tel qu’un départ prématuré du président, constate néanmoins, en la circonstance, que le président a déclaré avant qu’il ne quitte le lieux, la clôture de la séance de sorte que l’assemblée ne pouvait continuer ses travaux. 

Au plan conceptuel, on distingue deux notions: la suspension et l’ajournement de l’assemblée générale. 

La suspension est un arrêt momentané de la tenue de l’assemblée. « Les motifs d’une telle mesure sont soit d’ordre juridique, soit d’ordre politique pour permettre aux actionnaires de se concerter en vue d’une solution ou pour apaiser une tension. L’assemblée reprend ses délibérations après le temps de suspension. Le procès-verbal de l’assemblée doit faire mention de l’incident et de ses conséquences. » (Jean Paul Valuet, Le bureau de l’assemblée générale d’actionnaires, Revue des sociétés 2012, p. 543) 

L’ajournement entraîne la clôture de la séance. Il suppose que l’assemblée n’a pas fini de délibérer sur les questions inscrites à l’ordre du jour. L’ajournement peut intervenir avant la tenue même de l’assemblée ou en cours. L’assemblée qui sera convoquée ultérieurement, en respect avec le formalisme attaché à la procédure de convocation, est nouvelle, c’est-à-dire qu’elle ne peut être considérée comme une deuxième assemblée qui peut se tenir, lorsqu’elle est ordinaire, sans s’arrêter sans qu’aucun quorum ne soit réuni. 

La Cour de cassation sans utiliser la notion d’ajournement, l’admet implicitement du moment qu’elle constate que le président a déclaré, tel que mentionné dans le procès-verbal, la clôture de la séance. Elle en tire la conséquence qu’il faut procéder à une nouvelle convocation et que l’assemblée générale ne pouvait pas continuer. 

B- Le bureau de l’assemblée.


Dans sa réplique en défense, la société n’a pas invoqué l’irrégularité de la décision du président de clôturer la séance. En effet, on peut se demander s’il peut décider seul l’ajournement de l’assemblée générale. Ne faut-il pas que la décision soit prise par le bureau ou du moins après consultation des membres du bureau ? En effet, selon l’article 281 al. 2 du Code des sociétés commerciales, « le président de l’assemblée est assisté de deux scrutateurs, et d'un secrétaire, désignés par les actionnaires présents. Ils forment le bureau de l'assemblée. » Selon une doctrine autorisée (Lamy Sociétés commerciales 2018, n°3812), « le président ne peut, sans consulter ses assesseurs, lever la séance avant d'avoir épuisé l'ordre du jour et fait voter sur les résolutions. Dans le cas contraire, l'assemblée aurait le droit de continuer ses délibérations après avoir reconstitué son bureau. » 

On peut s’étonner que la Cour de cassation n’ait pas soulevé d’office cette règle ou du moins qu’elle n’ait pas remarqué une sorte d’incohérence dans la motivation de l’arrêt lorsqu’elle a répondu au deuxième moyen du pourvoi qui critique la composition du bureau de l’assemblée générale continuée où une seule personne avait occupé la fonction de président de la séance et de scrutateur. La Cour de cassation énonce que « la désignation du bureau de l’assemblée a pour but d’assurer le bon déroulement de la séance, et ses membres ont pour fonction de vérifier la feuille de présence, la réunion du quorum et l’établissement d’un procès-verbal résumant les débats et le résultat du vote. Une personne ne peut cumuler la qualité de scrutateur et de président. Ces deux fonctions ne peuvent être cumulées sauf si la répartition des participations l’impose. » L’arrêt d’appel est censuré en ce qu’il n’a pas vérifié si le bureau ne pouvait être autrement composé. 

La motivation de la Cour de cassation relative au rôle, en quelque sorte collégial du bureau de l’assemblée générale, aurait dû la conduire à un examen plus serré des conditions dans lesquelles le président de l’assemblée a décidé l’ajournement de l’assemblée générale et la clôture de la séance. Peut-être qu’elle n’avait pas pensé le faire du moment que le moyen n’avait pas été soulevé par la défenderesse. En tout cas, il est important de souligner que si l’assemblée générale souhaite continuer ses délibérations, elle doit procéder à la reconstitution de son bureau (T. com. Seine, 30 juill. 1948, Gaz. Pal. 1948, II, p. 117). Une personne ne peut cumuler la fonction de président et de scrutateur qu’exceptionnellement. 

II- Règlement judiciaire


Les deux arrêts de la Cour de cassation n°67865 et 67866 du 17 mai 2018 bien que rendus à propos des faits jugés sous l’empire l’ancienne loi du 17 avril 1995, relative au redressement des entreprises en difficultés économiques, gardent leur actualité sous la nouvelle loi n°2016-36 du 29 avril 2016, relative aux procédures collectives. Les arrêts commentés traitent de l’incidence de l’éviction des dirigeants sociaux sur l’exercice des voies de recours dans la procédure de règlement judiciaire. 

A- L’éviction des dirigeants


Quand une entreprise fait l’objet d’une décision d’ouverture d’une procédure de règlement judiciaire, le président du tribunal peut, de manière exceptionnelle en vertu d’une décision motivée, charger l’administrateur judiciaire -chargé en principe de préparer un plan de redressement- de prendre la direction totale ou partielle de l'entreprise, avec ou sans le concours du débiteur (art 443 nouveau du Code de commerce). 

En la circonstance, deux sociétés appartenant au même groupe étaient soumises à une procédure de règlement judiciaire où le tribunal, lors de l’adoption du plan de continuation, avait décidé l’éviction des dirigeants et la désignation d’un administrateur judiciaire pour diriger les entreprises pendant la période d’exécution du plan. 

Au plan des principes, l’éviction du dirigeant d’une société soumise à une procédure de règlement judiciaire n’est prévue par la loi que pour une durée limitée correspondant à la période d’observation où un administrateur judiciaire est nommé pour faire le diagnostic des difficultés de l’entreprise et chercher les moyens de son redressement. Si le tribunal homologue un plan de continuation de l’activité aucun texte ne lui donne pouvoir de décider l’éviction du dirigeant. 

En droit français comparé, il était possible au tribunal d’homologuer un plan de continuation sous condition de remplacement des dirigeants. C’est donc en vertu d’une disposition légale que le tribunal se décidait avec cette précision que la mesure conduisait au remplacement des dirigeants et qu’il ne pouvait être décidé par le juge mais par les associés. On comprend bien le fondement de la solution. En effet, pendant le plan de continuation, la société doit fonctionner normalement pour pouvoir inspirer confiance à ses créanciers. Or seuls les dirigeants sont en mesure de le faire et, au besoin, ils seront amenés à négocier des garanties personnelles avec ces créanciers. Un administrateur judiciaire n’a pas un motif personnel à une implication d’une telle ampleur et les dirigeants évincés pareillement. Le droit français a évolué en écartant la possibilité pour les tribunaux de décider d’un plan de continuation sous réserve de changement des dirigeants. 


B- L’exercice des voies de recours par les dirigeants évincés


Dans les deux espèces soumises à l’examen de la Cour de cassation, l’administrateur judiciaire a échoué dans sa mission d’exécuter les préconisations du plan et la situation des deux entreprises qu’il a dirigées a bien empiré. Il a présenté une demande de résolution du plan et le tribunal a homologué un plan de cession de l’entreprise à un tiers. Les jugements ainsi rendus ont fait l’objet d’appel formé par les dirigeants évincés. La Cour d’appel de Tunis a rejeté les appels en la forme en estimant que les dirigeants évincés n’ont pas pouvoir de représenter les sociétés en justice. Ces jugements sont censurés par la Cour de cassation avec une longue motivation qu’on ne peut qu’approuver. Elle précise que l’éviction des dirigeants n’emporte pas leur révocation et encore moins leur dessaisissement. Elle est au surplus limitée dans son étendue et sa finalité et ne se prolonge pas après la résolution du plan. Elle ne porte pas en tout cas atteinte aux « droits propres » de la société d’exercer les recours dans le cadre de la procédure collective. Les recours exercés par eux ne préjudicient en rien à la bonne exécution du plan et sont dans le prolongement du droit de propriété qui ne subit de limitation qu’en vertu d’une disposition légale. L’éviction des dirigeants étant exceptionnelle elle est d’interprétation stricte. Un très récent arrêt de la Cour de cassation (Cass civ., 68256.2018 du 4 fév. 2019, inédit) s’inscrit dans la même lignée mais sa motivation est de portée moindre car il se présente comme un cas d’espèce.

L’art de mal écrire une loi A propos de l’al 2 de l’art 4 de la loi n° 2018-36 du 6 juin 2018



L’art de mal écrire une loi

A propos de l’al 2 de l’art 4 de la loi n° 2018-36 du 6 juin 2018



Les créances douteuses des banques publiques. La littérature spécialisée a établi un diagnostic peu reluisant des banques publiques tunisiennes. Elles souffrent de plusieurs maux dont un actif affichant le plus fort taux de créances douteuses et un taux de provisionnement très faible. 

Une banque peut recouvrer ses créances échues et impayées en exerçant des poursuites individuelles ou collectives de recouvrement. Mais le résultat pratique est faible en raison de la lenteur des procédures contentieuses et d’exécution et l’évolution de la société tunisienne où le droit positif devient complexe et les débiteurs, plus avertis, invoquent un droit à la renégociation des crédits ou des manquements du banquier poursuivant. 

La négociation de la dette bancaire. Les difficultés de l'emprunteur comme la fluctuation des taux d'intérêt peuvent motiver des tentatives de modification du contrat de crédit initial. Il a été suggéré de fonder l’obligation de renégociation sur la notion d’exécution de bonne foi du contrat, voire sur une forme de solidarisme contractuel ou sur la théorie de l’imprévision dans la mesure où la relation bancaire est nécessairement évolutive et caractérisée par une certaine incomplétude contractuelle. On a pensé aussi ne faire peser sur la banque qu’une simple obligation de moyens, une obligation d’engager des négociations sans qu’il soit nécessaire qu’elles aboutissent. Toutes ces justifications n’ont pas été reçues par les tribunaux. En principe, une banque est libre d’accepter ou de refuser la renégociation ou la restructuration de la dette. « La liberté de renégocier est le corollaire, en général, de la liberté contractuelle et de la force obligatoire des conventions, mais aussi, plus particulièrement, de la liberté reconnue au banquier de consentir ou non un crédit. Sur le fondement général, il suffit de rappeler que personne, même un banquier, ne peut être contraint de contracter contre son gré. Peu importe que ce soit un nouveau contrat, ou une modification d’un précédent contrat. Il n’y a, en outre, aucune faute à demander l’application d’un contrat légalement conclu »[1] Mais tout récemment certains emprunteurs ont cru pouvoir forcer la main des banques à la renégociation en invoquant les avantages fiscaux qui leur sont accordés par des lois fiscales admettant la déductibilité sous condition des remises de dette. Dans une espèce, la Cour de cassation a été sensible à une telle thèse et a cassé un arrêt d’appel qui a considéré que la remise de dette est facultative pour les banques quand bien même le législateur leur accorde des avantages fiscaux. La cour d’appel de renvoi a maintenu la première position et un second pourvoi est actuellement pendant devant la Cour de cassation saisie en chambres réunies. 

La palette des mesures de traitement amiable de la défaillance de paiement est large. Il peut par exemple être envisagé un nouvel aménagement des délais de paiement (l’accord sur ce point peut être conclu avant ou après la survenance du terme), une révision, à la baisse, du taux d’intérêt rémunératoire, une novation par création d’une obligation nouvelle (ce que le jargon bancaire désigne par la consolidation) ou par changement de débiteur, accepté (selon la technique de la délégation parfaite) ou non (délégation imparfaite). La banque peut faire apport de sa créance au capital de la société débitrice et libérer par compensation. Elle peut accepter un paiement par la remise d'une chose (ce que le jargon juridique désigne par l'expression dation en paiement). Souvent, ces mesures se combinent. 

La problématique de l’abandon des créances. Mais les banques peuvent être amenées à consentir des abandons partiels de créances, généralement cantonnés aux intérêts de retard dont le montant augmente d’une manière vertigineuse en raison de l’écoulement du temps et l’effet conjugué des règles d’imputation des paiements partiels, du taux élevé de l’intérêt légal de retard et des clauses de capitalisation des intérêts non payés, légalisées depuis 2000. 

L’abandon de créance peut avoir aussi pour objet les intérêts rémunératoires du crédit. Plus rarement, les banques consentent des abandons de créance sur le principal. Le terrain d’élection d’un abandon du principal de la dette est le solde provisoire ou définitif d’un compte courant bancaire en raison de la règle de l'indivisibilité du compte courant. 

Pour une banque publique, la question de l’abandon des créances pose en premier lieu la question du pouvoir de la direction générale à consentir une remise de dette sans autorisation préalable du conseil d’administration. Il pose également la question du risque pénal auquel s’exposent les dirigeants sur le fondement du fameux article 96 du Code pénal qui punit gravement tout directeur d'une société dans laquelle l'État détient directement ou indirectement une part quelconque du capital… qui use de sa qualité et de ce fait …procure à un tiers un avantage injustifié, cause un préjudice à l'administration … » Pour ne retenir que ce dernier aspect, les banques privées disposent d’une sorte d’avantage concurrentiel par rapport aux banques publiques. 

Le dispositif exceptionnel de l’abandon. Conscient de cette délicate question, le législateur est intervenu pour encadrer la pratique de l’abandon des créances des banques publiques. La loi n°2018-36 du 6 juin 2018, modifiant et complétant la loi n° 2015-31 du 21 août 2015, relative au renforcement de la solidité financière de la banque de l’habitat et la société tunisienne de banque a prévu un régime de droit commun et un régime plus avantageux pour les débiteurs mais limité dans le temps. Ce régime exceptionnel retiendra notre attention en raison de son intérêt pratique immédiat et de son ambigüité rédactionnelle. 

L’article 4 de la loi n° 2018-36 du 6 juin 2018, modifiant et complétant la loi n° 2015-31 du 21 août 2015, relative au renforcement de la solidité financière de la banque de l’habitat et la société tunisienne de banque énonce à l’alinéa 1er que : « nonobstant toutes dispositions contraires, les banques publiques peuvent procéder à l’abandon partiel, dans la limite de 20% et de manière exceptionnelle de leurs créances en principal classées 4 au 31 décembre 2017 et consenties avant le 31 décembre 2011, et ce, à la condition de régler le reliquat de la créance dans un délai maximum de six mois à compter de la date de la conclusion de la convention de conciliation. » Il ajoute au deuxième alinéa que : « Les dispositions du présent article sont applicables jusqu’au 31 décembre 2018, prorogeable une seule fois pour une durée d’une année. » 

Le second alinéa pose une difficulté d’interprétation en ce qu’il prévoit que le régime dérogatoire de l’abandon des créances des banques publiques, limité dans le temps, jusqu’au 31 décembre 2018, est susceptible « d’être prorogé une seule fois pour une durée d’une année ». Comment proroger un délai posé par la loi ? La question est de dire qui décide de la prorogation ? Faut-il une intervention législative ou suffit-il que la banque concernée décide d’elle-même la prorogation ? (1) Il s’agit aussi de dire qu’est-ce qu’on proroge (2) et quand (3). 

1) Qui décide la prorogation ? Une loi exceptionnelle ou d’expérimentation est destinée à n’avoir qu’un effet limité dans le temps. Mais il arrive qu’elle soit prorogée, cela n’a rien d’étonnant ni d’illégal. Le législateur est souverain et peut décider de proroger un délai qu’il a instauré. A plusieurs reprises, le législateur était intervenu pour proroger le délai de certaines mesures souvent de nature fiscale. 

La prorogation dans le temps d’une loi ancienne en vertu d’une nouvelle loi intervient sans qu’elle soit prévue dans la loi d’origine. Il ne peut en être autrement, car, au plan de la politique législative, il est déconseillé de prévoir qu’un délai exceptionnel sera prorogé ou est susceptible d’être prorogé : soit que les destinataires de la règle ne se sentent pas la nécessité d’agir avec promptitude, et de là les effets escomptés de la loi ne seront pas atteints, soit qu’ils s’exposent à une incertitude sur la volonté définitive du législateur et ça sera une atteinte à la prévisibilité de la loi. Donc pour ce qui concerne l’al. 2 de l’article 4 précité, il est exclu que le législateur ait pensé intervenir par une loi subséquente pour proroger le délai du 31/12/2018. D’ailleurs, la charge du Parlement n’autorise pas une telle solution. 

Quand une disposition de la loi est ambiguë on recourt aux travaux préparatoires de la loi pour chercher quelle est la volonté du législateur. Les travaux préparatoires sont ceux qui ressortent des débats au sein des commissions parlementaires et de l’exposé des motifs de la loi. 

En la circonstance, l’article 4 de la loi 36-2018 objet de nos commentaires ne figure ni dans le projet de loi présenté par le Gouvernement ni encore dans le projet de loi transmis par la Commission des finances, plan et développement de l’ARP à l’assemblée plénière. Il est en réalité proposé par quelques députés le jour de la discussion en assemblée plénière. Dans son intervention pour défendre le projet d’ajout, le député Mohamed Fadhel Ben Omrane s’exprime en ces termes : « une banque a une créance classée et il est possible d’en abandonner une partie dans la limite de 20% du principal. Quand ça sera ? Quand le client exprime sérieusement sa prédisposition de la régler dans un délai qui n’excède pas une année susceptible de prorogation une seule fois. Qui décide de la prorogation ? Le conseil. On leur donne un délai qui expire le 31 décembre 2018 car ces dossiers nécessitent du temps pour qu’ils soient prêts car il faut négocier avec les clients. On a voulu procurer aux banques une trésorerie dans un délai ne dépassant pas le 31 décembre 2018. ….»[2]

Il découle de ce qui précède, que le pouvoir de décider de la prorogation du délai du 31 décembre 2018 revient au conseil d’administration de la banque publique concernée. 

2) Qu’est-ce qu’on proroge ? L’intervention du député pour expliquer les motifs du projet d’ajout demeure confuse car on ne sait pas exactement si la prorogation s’applique au délai donné au client de régler sa dette, en application de l’accord conclu avec la banque avant le délai du 31 décembre 2018 ou elle s’applique à la possibilité pour la banque de conclure des nouveaux accords, après la date du 31 décembre 2018, en vertu d’une prorogation qu’elle a décidée. 

La première interprétation trouve appui dans l’affirmation du député selon laquelle « un client exprime sérieusement sa disposition de régler la créance dans un délai qui n’excède pas une année susceptible de prorogation une seule fois. » La deuxième interprétation trouve par contre appui dans l’affirmation selon laquelle, « ces dossiers (transactionnels) nécessitent du temps pour qu’ils soient prêts car il s’agit de négocier avec les clients ». Dans cette logique, le délai du 31 décembre 2018 parait étroit et ne permet pas à la banque de clôturer les négociations qu’elle mène avec des clients en difficultés. 

En réalité, il faut retenir les deux interprétations en même temps en faisant la distinction suivante : 

- Pour toutes les opérations dans lesquelles la banque a conclu un accord avec des clients (que ce soit dans le délai du 31 décembre 2018 ou dans le délai de prorogation qu’elle a décidé), ces derniers s’obligent à payer dans un délai de six mois à compter de la date de l’accord ; ce délai ne peut être prorogé par la banque qu’une seule fois six mois au plus. 

- La banque publique peut décider la prorogation du délai du 31 décembre 2018 une seule fois pour une seule année. 

3) Quand proroger ? S’il est donc possible au conseil d’administration de la banque de proroger le délai du 31 décembre 2018 pour permettre la conclusion des accords transactionnels après le délai du 31 décembre 2018, se pose la question de savoir si la décision du conseil d’administration doit intervenir avant l’expiration de ce délai. La question est cruciale car le verbe « proroger » signifie une modification du terme, par son report. La prorogation doit dès lors intervenir avant l’expiration du terme. Car une fois le terme arrive, le délai expire et il ne peut être prorogé, c’est-à-dire reporté. 

Il ne semble pas qu’il faille s’attacher à une interprétation littérale du texte. Car de toute façon, il est mal écrit et par conséquent il faut en faire une interprétation téléologique. Le conseil d’administration peut décider, dans l’exercice des pouvoirs qu’il détient en vertu de l’article 1 bis de la loi n°31-2015 du 21 août 2015, tel qu’ajouté par l’article 3 de la loi 36-2018, de faire application du régime dérogatoire institué par la loi même après la date du 31 décembre 2018. Car il faut disposer de temps pour examiner les résultats des accords conclus avant le 31 décembre 2018 et pour évaluer les perspectives d’une action future. En tout cas, passé le délai du 31 décembre 2019, aucune prorogation n’est plus possible et on revient au régime normal de l’abandon de créances organisé par l’article 1 bis de la loi du 21 août 2015. 




[1] Nicolas Mathey, La renégociation des crédits bancaires, Revue Lamy droit des affaires, n°31, 1er oct. 2008. 


[2] Travaux préparatoires de l’assemblée des représentants du peuple, audience du 22 mai 2018, p. 3749. L’intervention du député n’a pas donné lieu à une discussion. Le ministre des finances observe toutefois, comme pour exprimer son accord, que « la difficulté de recouvrement des créances bancaires ne concerne pas les créances nouvelles mais celles anciennes. »