mardi 26 mars 2019

L’art de mal écrire une loi A propos de l’al 2 de l’art 4 de la loi n° 2018-36 du 6 juin 2018



L’art de mal écrire une loi

A propos de l’al 2 de l’art 4 de la loi n° 2018-36 du 6 juin 2018



Les créances douteuses des banques publiques. La littérature spécialisée a établi un diagnostic peu reluisant des banques publiques tunisiennes. Elles souffrent de plusieurs maux dont un actif affichant le plus fort taux de créances douteuses et un taux de provisionnement très faible. 

Une banque peut recouvrer ses créances échues et impayées en exerçant des poursuites individuelles ou collectives de recouvrement. Mais le résultat pratique est faible en raison de la lenteur des procédures contentieuses et d’exécution et l’évolution de la société tunisienne où le droit positif devient complexe et les débiteurs, plus avertis, invoquent un droit à la renégociation des crédits ou des manquements du banquier poursuivant. 

La négociation de la dette bancaire. Les difficultés de l'emprunteur comme la fluctuation des taux d'intérêt peuvent motiver des tentatives de modification du contrat de crédit initial. Il a été suggéré de fonder l’obligation de renégociation sur la notion d’exécution de bonne foi du contrat, voire sur une forme de solidarisme contractuel ou sur la théorie de l’imprévision dans la mesure où la relation bancaire est nécessairement évolutive et caractérisée par une certaine incomplétude contractuelle. On a pensé aussi ne faire peser sur la banque qu’une simple obligation de moyens, une obligation d’engager des négociations sans qu’il soit nécessaire qu’elles aboutissent. Toutes ces justifications n’ont pas été reçues par les tribunaux. En principe, une banque est libre d’accepter ou de refuser la renégociation ou la restructuration de la dette. « La liberté de renégocier est le corollaire, en général, de la liberté contractuelle et de la force obligatoire des conventions, mais aussi, plus particulièrement, de la liberté reconnue au banquier de consentir ou non un crédit. Sur le fondement général, il suffit de rappeler que personne, même un banquier, ne peut être contraint de contracter contre son gré. Peu importe que ce soit un nouveau contrat, ou une modification d’un précédent contrat. Il n’y a, en outre, aucune faute à demander l’application d’un contrat légalement conclu »[1] Mais tout récemment certains emprunteurs ont cru pouvoir forcer la main des banques à la renégociation en invoquant les avantages fiscaux qui leur sont accordés par des lois fiscales admettant la déductibilité sous condition des remises de dette. Dans une espèce, la Cour de cassation a été sensible à une telle thèse et a cassé un arrêt d’appel qui a considéré que la remise de dette est facultative pour les banques quand bien même le législateur leur accorde des avantages fiscaux. La cour d’appel de renvoi a maintenu la première position et un second pourvoi est actuellement pendant devant la Cour de cassation saisie en chambres réunies. 

La palette des mesures de traitement amiable de la défaillance de paiement est large. Il peut par exemple être envisagé un nouvel aménagement des délais de paiement (l’accord sur ce point peut être conclu avant ou après la survenance du terme), une révision, à la baisse, du taux d’intérêt rémunératoire, une novation par création d’une obligation nouvelle (ce que le jargon bancaire désigne par la consolidation) ou par changement de débiteur, accepté (selon la technique de la délégation parfaite) ou non (délégation imparfaite). La banque peut faire apport de sa créance au capital de la société débitrice et libérer par compensation. Elle peut accepter un paiement par la remise d'une chose (ce que le jargon juridique désigne par l'expression dation en paiement). Souvent, ces mesures se combinent. 

La problématique de l’abandon des créances. Mais les banques peuvent être amenées à consentir des abandons partiels de créances, généralement cantonnés aux intérêts de retard dont le montant augmente d’une manière vertigineuse en raison de l’écoulement du temps et l’effet conjugué des règles d’imputation des paiements partiels, du taux élevé de l’intérêt légal de retard et des clauses de capitalisation des intérêts non payés, légalisées depuis 2000. 

L’abandon de créance peut avoir aussi pour objet les intérêts rémunératoires du crédit. Plus rarement, les banques consentent des abandons de créance sur le principal. Le terrain d’élection d’un abandon du principal de la dette est le solde provisoire ou définitif d’un compte courant bancaire en raison de la règle de l'indivisibilité du compte courant. 

Pour une banque publique, la question de l’abandon des créances pose en premier lieu la question du pouvoir de la direction générale à consentir une remise de dette sans autorisation préalable du conseil d’administration. Il pose également la question du risque pénal auquel s’exposent les dirigeants sur le fondement du fameux article 96 du Code pénal qui punit gravement tout directeur d'une société dans laquelle l'État détient directement ou indirectement une part quelconque du capital… qui use de sa qualité et de ce fait …procure à un tiers un avantage injustifié, cause un préjudice à l'administration … » Pour ne retenir que ce dernier aspect, les banques privées disposent d’une sorte d’avantage concurrentiel par rapport aux banques publiques. 

Le dispositif exceptionnel de l’abandon. Conscient de cette délicate question, le législateur est intervenu pour encadrer la pratique de l’abandon des créances des banques publiques. La loi n°2018-36 du 6 juin 2018, modifiant et complétant la loi n° 2015-31 du 21 août 2015, relative au renforcement de la solidité financière de la banque de l’habitat et la société tunisienne de banque a prévu un régime de droit commun et un régime plus avantageux pour les débiteurs mais limité dans le temps. Ce régime exceptionnel retiendra notre attention en raison de son intérêt pratique immédiat et de son ambigüité rédactionnelle. 

L’article 4 de la loi n° 2018-36 du 6 juin 2018, modifiant et complétant la loi n° 2015-31 du 21 août 2015, relative au renforcement de la solidité financière de la banque de l’habitat et la société tunisienne de banque énonce à l’alinéa 1er que : « nonobstant toutes dispositions contraires, les banques publiques peuvent procéder à l’abandon partiel, dans la limite de 20% et de manière exceptionnelle de leurs créances en principal classées 4 au 31 décembre 2017 et consenties avant le 31 décembre 2011, et ce, à la condition de régler le reliquat de la créance dans un délai maximum de six mois à compter de la date de la conclusion de la convention de conciliation. » Il ajoute au deuxième alinéa que : « Les dispositions du présent article sont applicables jusqu’au 31 décembre 2018, prorogeable une seule fois pour une durée d’une année. » 

Le second alinéa pose une difficulté d’interprétation en ce qu’il prévoit que le régime dérogatoire de l’abandon des créances des banques publiques, limité dans le temps, jusqu’au 31 décembre 2018, est susceptible « d’être prorogé une seule fois pour une durée d’une année ». Comment proroger un délai posé par la loi ? La question est de dire qui décide de la prorogation ? Faut-il une intervention législative ou suffit-il que la banque concernée décide d’elle-même la prorogation ? (1) Il s’agit aussi de dire qu’est-ce qu’on proroge (2) et quand (3). 

1) Qui décide la prorogation ? Une loi exceptionnelle ou d’expérimentation est destinée à n’avoir qu’un effet limité dans le temps. Mais il arrive qu’elle soit prorogée, cela n’a rien d’étonnant ni d’illégal. Le législateur est souverain et peut décider de proroger un délai qu’il a instauré. A plusieurs reprises, le législateur était intervenu pour proroger le délai de certaines mesures souvent de nature fiscale. 

La prorogation dans le temps d’une loi ancienne en vertu d’une nouvelle loi intervient sans qu’elle soit prévue dans la loi d’origine. Il ne peut en être autrement, car, au plan de la politique législative, il est déconseillé de prévoir qu’un délai exceptionnel sera prorogé ou est susceptible d’être prorogé : soit que les destinataires de la règle ne se sentent pas la nécessité d’agir avec promptitude, et de là les effets escomptés de la loi ne seront pas atteints, soit qu’ils s’exposent à une incertitude sur la volonté définitive du législateur et ça sera une atteinte à la prévisibilité de la loi. Donc pour ce qui concerne l’al. 2 de l’article 4 précité, il est exclu que le législateur ait pensé intervenir par une loi subséquente pour proroger le délai du 31/12/2018. D’ailleurs, la charge du Parlement n’autorise pas une telle solution. 

Quand une disposition de la loi est ambiguë on recourt aux travaux préparatoires de la loi pour chercher quelle est la volonté du législateur. Les travaux préparatoires sont ceux qui ressortent des débats au sein des commissions parlementaires et de l’exposé des motifs de la loi. 

En la circonstance, l’article 4 de la loi 36-2018 objet de nos commentaires ne figure ni dans le projet de loi présenté par le Gouvernement ni encore dans le projet de loi transmis par la Commission des finances, plan et développement de l’ARP à l’assemblée plénière. Il est en réalité proposé par quelques députés le jour de la discussion en assemblée plénière. Dans son intervention pour défendre le projet d’ajout, le député Mohamed Fadhel Ben Omrane s’exprime en ces termes : « une banque a une créance classée et il est possible d’en abandonner une partie dans la limite de 20% du principal. Quand ça sera ? Quand le client exprime sérieusement sa prédisposition de la régler dans un délai qui n’excède pas une année susceptible de prorogation une seule fois. Qui décide de la prorogation ? Le conseil. On leur donne un délai qui expire le 31 décembre 2018 car ces dossiers nécessitent du temps pour qu’ils soient prêts car il faut négocier avec les clients. On a voulu procurer aux banques une trésorerie dans un délai ne dépassant pas le 31 décembre 2018. ….»[2]

Il découle de ce qui précède, que le pouvoir de décider de la prorogation du délai du 31 décembre 2018 revient au conseil d’administration de la banque publique concernée. 

2) Qu’est-ce qu’on proroge ? L’intervention du député pour expliquer les motifs du projet d’ajout demeure confuse car on ne sait pas exactement si la prorogation s’applique au délai donné au client de régler sa dette, en application de l’accord conclu avec la banque avant le délai du 31 décembre 2018 ou elle s’applique à la possibilité pour la banque de conclure des nouveaux accords, après la date du 31 décembre 2018, en vertu d’une prorogation qu’elle a décidée. 

La première interprétation trouve appui dans l’affirmation du député selon laquelle « un client exprime sérieusement sa disposition de régler la créance dans un délai qui n’excède pas une année susceptible de prorogation une seule fois. » La deuxième interprétation trouve par contre appui dans l’affirmation selon laquelle, « ces dossiers (transactionnels) nécessitent du temps pour qu’ils soient prêts car il s’agit de négocier avec les clients ». Dans cette logique, le délai du 31 décembre 2018 parait étroit et ne permet pas à la banque de clôturer les négociations qu’elle mène avec des clients en difficultés. 

En réalité, il faut retenir les deux interprétations en même temps en faisant la distinction suivante : 

- Pour toutes les opérations dans lesquelles la banque a conclu un accord avec des clients (que ce soit dans le délai du 31 décembre 2018 ou dans le délai de prorogation qu’elle a décidé), ces derniers s’obligent à payer dans un délai de six mois à compter de la date de l’accord ; ce délai ne peut être prorogé par la banque qu’une seule fois six mois au plus. 

- La banque publique peut décider la prorogation du délai du 31 décembre 2018 une seule fois pour une seule année. 

3) Quand proroger ? S’il est donc possible au conseil d’administration de la banque de proroger le délai du 31 décembre 2018 pour permettre la conclusion des accords transactionnels après le délai du 31 décembre 2018, se pose la question de savoir si la décision du conseil d’administration doit intervenir avant l’expiration de ce délai. La question est cruciale car le verbe « proroger » signifie une modification du terme, par son report. La prorogation doit dès lors intervenir avant l’expiration du terme. Car une fois le terme arrive, le délai expire et il ne peut être prorogé, c’est-à-dire reporté. 

Il ne semble pas qu’il faille s’attacher à une interprétation littérale du texte. Car de toute façon, il est mal écrit et par conséquent il faut en faire une interprétation téléologique. Le conseil d’administration peut décider, dans l’exercice des pouvoirs qu’il détient en vertu de l’article 1 bis de la loi n°31-2015 du 21 août 2015, tel qu’ajouté par l’article 3 de la loi 36-2018, de faire application du régime dérogatoire institué par la loi même après la date du 31 décembre 2018. Car il faut disposer de temps pour examiner les résultats des accords conclus avant le 31 décembre 2018 et pour évaluer les perspectives d’une action future. En tout cas, passé le délai du 31 décembre 2019, aucune prorogation n’est plus possible et on revient au régime normal de l’abandon de créances organisé par l’article 1 bis de la loi du 21 août 2015. 




[1] Nicolas Mathey, La renégociation des crédits bancaires, Revue Lamy droit des affaires, n°31, 1er oct. 2008. 


[2] Travaux préparatoires de l’assemblée des représentants du peuple, audience du 22 mai 2018, p. 3749. L’intervention du député n’a pas donné lieu à une discussion. Le ministre des finances observe toutefois, comme pour exprimer son accord, que « la difficulté de recouvrement des créances bancaires ne concerne pas les créances nouvelles mais celles anciennes. »

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