mardi 29 septembre 2020

La lettre de change non signée par le tireur et la procédure d'injonction de payer

 

La lettre de change non signée par le tireur et 

la procédure d'injonction de payer


Les faits ayant abouti à l'arrêt des Chambres réunies de la Cour de cassation (Cass. n°8818 du 28/2/2008 http://www.cassation.tn/fileadmin/user_upload/8818.pdf) sont simples. Le porteur d'une lettre de change retournée impayée obtient du Président du tribunal de première de instance de Sousse une injonction de payer contre le tiré accepteur. Celui-ci interjette appel et demande la rétractation de l'injonction de payer motif pris que la lettre de change lui servant de fondement ne comporte pas la signature du tireur et pour cette raison, elle ne peut valoir, selon les termes exprès de l'article 269 du code de commerce (CC), comme lettre de change et ne peut donner lieu à une injonction de payer. En effet, cette procédure de recouvrement rapide des créances ne peut être poursuivie, selon l'article 59 du code de procédure civile et commerciale (CPCC), que par le créancier d'une somme d'argent déterminée de nature contractuelle ou ayant pour cause une lettre de change, un billet à ordre ou un chèque ou l'aval de l'un de ses titres. La loi 2000-52 du 11 mai 2000 relative au titre de crédit a par ailleurs étendu cette procédure à un nouveau titre de créance appelé « titre de crédit » (art. 8)

 La Cour d'appel de Sousse a confirmé l'injonction de payer mais son arrêt est cassé. La cour d'appel de renvoi persiste et confirme l'injonction de payer d'où un deuxième pourvoi en cassation et la transmission de l'affaire aux Chambres réunies.

 L'auteur du pourvoi soulève deux moyens de cassation.

 L'irrégularité d'une lettre de change non signée par le tireur. Le premier moyen de cassation est mal rédigé car il est basé sur un grief de dénaturation des faits alors qu'il faut viser une mauvaise application de l'article 269 du CC.

 La Cour de cassation commence par rappeler les termes de l'article 269 du CC. La lettre de change doit contenir certaines mentions obligatoires dont la signature du tireur. Le titre, dans lequel une des énonciations indiquées aux alinéas précédents fait défaut, ne vaut pas comme lettre de change. Or en l'espèce, la lettre de change litigieuse n'est pas signée par le tireur. La Cour de cassation reproche à bon droit à la cour d'appel d'avoir jugé que la signature du tiré et l'indication d'un lieu de paiement, en l'occurrence la domiciliation du paiement sur un compte en banque, sont suffisants à imputer le tirage de la lettre de change au tireur. Pour la Cour de cassation seule la signature est susceptible d'identifier le tireur. Cet attendu de l'arrêt est conforme à la lettre du texte et à son esprit. La lettre de change est un écrit. On ne pourrait la prouver par témoins ou par des présomptions de fait quel que soit le montant et quand même il s'agirait d'affaire commerciale pour toutes les parties (Ch. Lyon-Caen et L. Renault, Traité de droit commercial. Tome 4. Paris LGDJ 1907, p. 48). Elle est un acte sous seing privé qui peut être écrit de la main d'un tiers mais la signature du tireur est essentielle parce qu'elle traduit le consentement du créateur du titre qui est le premier à s'engager cambiairement, notamment garantir l'acceptation du tiré et le paiement à la d'échéance. L'indication du nom et de l'adresse du tireur ne saurait suffire. La signature dispense de l'indication du nom si le tireur est une personne physique. Un dirigeant d'une société doit par contre indiquer qu'il agit es-qualité (art 1148 du code des obligations et des contrats COC). Un auteur a cependant estimé que l'équivoque, dans ce dernier cas, sur l'identité du tireur est éliminée si la traite mobilise une créance appartenant à la société (Michel Cabrillac, obs. sous Cass. Com., 6 octobre 1999 RTD Com., p. 164.) « La signature du tireur doit être portée sur le titre avant que le tiré ne donne son acceptation, car c'est à ce moment précis que l'on apprécie s'il y a eu ou non régularisation de l'effet de commerce. » (Deen Gibrilla, note sous Cass. Com. 17 octobre 1995, LPA 7 juin 1996, p.24). Le même auteur explique cette solution « En effet, l'acceptation d'une lettre de change non revêtue de la signature du tireur équivaut pour le tiré à accepter un titre non encore émis. » (Deen Gibrilla, Lettre de change, Répertoire de droit commercial Dalloz, Juillet 2018, n°73)

La sanction du défaut de signature du tireur. Contrairement au défaut d'indication des mentions obligatoires relatives au lieu de création, à la date d'échéance et au lieu du paiement, l'article 269 du CC ne prévoit pas des équivalents pour éviter la nullité de l'acte. Ayant donc constaté le défaut de signature du tireur, la Cour de cassation en tire cette conséquence que le titre est nul en tant que lettre de change mais « ne perd pas son caractère civil dans le mesure où il est signé par le tiré. » La solution est implicitement admise par la lettre de l'article 269 du CC. L'expression « ne vaut pas comme lettre de change » employée pas ledit article « signifie que le titre renonce à se prévaloir d'un niveau supérieur qui n'a pu être atteint en raison de son irrégularité, pour gagner une position moins favorable qui réside dans le régime juridique de l'acte réduit. » La conversion par réduction : contribution à l'étude des nullités des actes juridiques formels, RTD. Com. 2002, n°19) C'est là une application particulière de la théorie de la réduction par conversion consacrée à l'article 329 du COC. « L'obligation qui est nulle comme telle, mais qui a les conditions de validité d'une autre obligation légitime, doit être régie par les règles établies pour cette obligation. » 

La Cour de cassation admet que le titre ne valant pas lettre de change soit considéré comme « titre civil ». Cela signifie qu'il produit des effets obligatoires dans les conditions de droit commun des obligations. Sans doute vrai mais il faille que la Cour de cassation qualifie ce titre de civil créance. Une telle qualification présente des intérêts juridiques quant à la procédure de recouvrement des créances à suivre en cas de défaut de paiement. 

L'impossible procédure d'injonction de payer d'une lettre de change non signée par le tireur. Le deuxième grief adressé par le pourvoi à la cour de renvoi est la violation de l'article 59 du CPCC. Ce texte a trait à la procédure d'injonction de payer.  C'est « une procédure de recouvrement simplifié de certaines créances tendant à la délivrance d’une injonction adressée, à l’initiative du créancier, par le juge au débiteur, lui ordonnant de payer une certaine somme à son créancier. » (Cécile Brahic-Lambrey, Injonction de payer, Répertoire procédure civile Dalloz, 2013, n°1)

Rentrent dans le champ d'application de l'article 59 du CPCC, les demandes d'injonction de payer portant sur créance monétaire « lorsque celle-ci, quelle que soit sa nature, est d'un montant déterminé et a une cause contractuelle ou lorsque l'engagement résulte d'un chèque, d'une lettre de change, d'un billet à ordre ou de l'aval de l'un de ces deux derniers titres. » Ainsi pour l'application de l'article 59 dans le cas d'espèce, le juge saisi d'une demande doit constater soit une créance contractuelle soit une créance résultant d'une lettre de change, billet à ordre ou chèque. Le pourvoi soutient d'une manière conséquente que du moment où le titre de créance du porteur ne peut valoir comme lettre de change, la procédure de l'injonction de payer lui est interdite. 

Pour répondre au pourvoi, la Cour de cassation suit un syllogisme de subsomption où la majeure est constituée par l'énoncé de la règle de droit : la créance servant de fondement à l'injonction de payer doit résulter soit d'un contrat soit de l'un des effets de commerce cités. La mineure et la conclusion du raisonnement se présentent dans les termes suivants : dans la mesure où il a été établi que la lettre de change ne perd pas son caractère civil, la procédure d'injonction est régulière. Le pourvoi en cassation est donc rejeté par une substitution de motif.

Il n'échappe à personne que la mineure du raisonnement est viciée en raison du défaut d'identité entre la notion de contrat figurant dans la majeure et le fait qualifié d'obligation de caractère civil figurant dans la mineure. La même erreur est commise dans un arrêt précédent de la Cour de cassation (Cass. n°2803 du 6 décembre 2004 Bulletin des arrêts 2004, I, p. 317)

En réalité, la lettre de change irrégulière pour défaut de la mention « lettre de change » ou encore pour défaut d'indication nom du bénéficiaire dégénère en billet à ordre (Cass. com., 23 janv. 2007, Dalloz 2007, p. 2507, note Augustin Boujeka: La conversion d'une lettre de change irrégulière en billet à ordre régulier). La procédure d'injonction de payer est donc possible par une requalification du titre. Par contre en cas de défaut de signature du tireur, la lettre de change dégénère seulement en reconnaissance de dette ou encore en engagement de droit commun ou « engagement civil » pour reprendre la terminologie imprécise de la Cour de cassation. Or, une reconnaissance de dette ou une promesse de payer est une déclaration unilatérale de volonté certes génératrice d'obligation (art 21 du COC) mais elle n'est pas un contrat exprimant une rencontre de volonté créatrice d'obligation (art. 22 du COC). Il en découle que l'injonction de payer n'est pas possible pour son recouvrement.

Abrogation implicite ou inconstitutionnalité de la procédure d'injonction de payer ? Nous saisissons enfin l'occasion de la présente chronique pour nous interroger si la procédure d'injonction de payer telle qu'organisée actuellement par l'art 59 et suivants du CPCC n'est pas implicitement abrogée par la Constitution de 2014 ou du moins si elle ne lui est plus conforme (Gweltaz Eveillard, Abrogation implicite ou inconstitutionnalité de la loi ?, RFDA 2011 p.353). En effet la Constitution a donné au principe du double degré de juridiction une valeur constitutionnelle (art. 108 al.3). Or actuellement depuis une réforme introduite en 1986, le débiteur condamné à payer selon une procédure non contradictoire ne peut qu'interjeter d'appel (art. 61 CPCC). Les textes initiaux, datant de 1959, étaient respectueux du principe du double degré de juridiction puisqu'il permettaient au débiteur de faire opposition à l'injonction de payer. Le litige sera alors tranché par le même juge selon une procédure contradictoire. Une intervention du législateur en la matière est plus qu'urgente pour lever toute incertitude procédurale.

De quelques aspects des assemblées générales des sociétés anonymes


De quelques aspects des assemblées générales des sociétés anonymes

1) La convocation des AG par le commissaire aux comptes

L’article 277 du CSC dispose que « l’assemblée générale est convoquée par le conseil d’administration ou par le directoire. En cas de nécessité, elle peut être convoquée par : 

1) Le ou les commissaires aux comptes. 
2) … 3) … 4)… 

En vertu de ce texte, l’assemblée générale est en principe convoquée par le conseil d’administration ou par le directoire. A titre exceptionnel, elle peut être convoquée par le commissaire aux comptes ou par le juge à la demande des actionnaires si certaines conditions sont satisfaites. L’article 227 du CSC permet donc de distinguer le pouvoir du commissaire aux comptes de convoquer directement l’assemblée générale et celui des actionnaires limité et conditionné par le filtre du juge. 

Concernant la convocation par le commissaire aux comptes, la question se pose s’il est légitime de s’arrêter à la lettre de l’article 277-1 du CSC. Ne doit-on pas admettre que le commissaire aux comptes ne peut convoquer l’assemblée générale qu’en vertu d’un texte exprès dans un cas déterminé ? En d’autres termes ne vaudrait-il pas privilégier une interprétation restrictive qui se recommande du principe de l’interdiction faite commissaire aux comptes de s’immiscer dans la gestion sociale ? 

Une interprétation restrictive de la loi peut trouver appui dans l’article 195 (nouveau) du même code qui prévoit qu’en cas de vacance d’un poste d’administrateur sans que le conseil d’administration ait procédé à la cooptation ou sans qu’il convoque l’assemblée générale lorsque le nombre des administrateurs est réduit à moins du minimum légal, le commissaire aux comptes peut demander au juge des référés la désignation d’un mandataire ad hoc chargé de convoquer l’assemblée générale. Ainsi, le commissaire aux comptes n’a pas le pouvoir convoquer directement l’assemblée générale. Toujours dans la logique d’une interprétation restrictive de l’article 277-1, le commissaire aux comptes n’est tenu de convoquer l’assemblée générale qu’en cas d’urgence lorsqu’il survient un fait menaçant l’activité de la société et que les dirigeants ne répondent pas ou ne donnent pas une réponse suffisante à son interpellation du commissaire sur les mesures à prendre pour redresser la société (art 420 du CC). 

En droit, l’interprétation restrictive de l’article 277-1 heurte le principe général de rationalité du législateur qui recommande de donner effet utile à tout texte qui, dans notre cas, autorise littéralement le commissaire à convoquer une assemblée générale, peu importe qu’elle soit ordinaire, extraordinaire ou spéciale. 

L’article 277-1 du CSC est repris de l’article L.225-103 du CC français pour lequel il existe un texte d’application (article R225-162 du CC) qui prévoit que « le commissaire aux comptes ne peut convoquer l'assemblée des actionnaires qu'après avoir vainement requis sa convocation du conseil d'administration ou du directoire, selon le cas, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception. Lorsqu'il procède à cette convocation, il fixe l'ordre du jour et peut, pour des motifs déterminants, choisir un lieu de réunion autre que celui éventuellement prévu par les statuts, mais situé dans le même département. Il expose les motifs de la convocation dans un rapport lu à l'assemblée ». Une norme professionnelle, la NCC 6-703, ne permet la convocation de l’assemblée générale qu’en cas de carence de l’organe compétent. Or en droit tunisien, l’autorité réglementaire n’est pas intervenue pour fixer les conditions de mises en œuvre de l’article 277-1 du CSC et de son côté l’OECT n’a pas pris de position sur l’interprétation de la règle et n’a pas fixé une ligne de conduite qui s’impose aux commissaires aux comptes. 

Un arrêt de la Cour d’appel de Versailles (CA Versailles, 19 Janv. 2006, Bulletin Joly Sociétés, 1 juin 2006, n°6, p. 705, note Jean-François Barbièri.) a estimé que la simple constatation d’un conflit d’actionnaires ne saurait justifier que le commissaire aux comptes soit substitué indûment aux organes de gestion qui fonctionnent normalement. Pour cela la responsabilité du commissaire aux comptes pour une convocation irrégulière est engagée. L’annotateur précise que le commissaire aux comptes doit respecter son devoir d’indépendance et d’impartialité. Il ne peut apprécier les attitudes des parties à la place du juge. 

Un auteur a pu néanmoins écrire que le commissaire aux comptes « doit réunir l'assemblée lorsqu'il s'agit d'éviter de mettre la société en situation irrégulière, notamment du fait du défaut d'approbation des comptes dans le délai légal ou de non-respect d'une disposition légale imposant la tenue d'une assemblée ordinaire ou extraordinaire dans un certain délai » (Yves Guyon, Assemblées d’actionnaires, convocation, Répertoire des sociétés, Dalloz, n°24, Septembre 2002, actualisation Juin 2020). 

Le Mémento Francis Lefebvre (assemblées générales 2018-2019 n°1030 et s.) citant une jurisprudence ancienne relève que les tribunaux ont admis que les commissaires aux comptes avaient agi régulièrement en convoquant les actionnaires en assemblée générale dans les cas suivants : 

- lorsque les pouvoirs du conseil étaient expirés et qu'aucune assemblée n'avait été tenue depuis six ans ; 

- en cas de mésentente entre administrateurs ; 

- en cas d'existence de deux conseils d'administration prétendant gérer la société ou encore d'inexistence de tout conseil ; 

- dissentiments existant entre les dirigeants sociaux. 

Il est certain qu’un équilibre doit être observé entre deux impératifs légaux : ne pas s’immiscer dans la gestion et ne pas être inerte dans l’accomplissement de la mission. Le commissaire aux comptes averti doit adresser une mise en demeure du conseil d’administration avant de convoquer l’assemblée générale. 

La difficulté de mise en œuvre de l’article 277-1 du CSC est sérieuse en cas de co-commissariat et absence d’accord entre les professionnels sur l’opportunité de la convocation. Dans ce cas, l’intervention du juge des référés est nécessaire pour autoriser l’un d’eux à convoquer l’assemblée générale. 

Une convocation irrégulière peut donner lieu à la nullité de l’assemblée générale ; elle peut également engager la responsabilité du commissaire aux comptes. 

2) Le scrutin secret

« Aucune règle légale n'impose de mode de scrutin dans une société anonyme. Si les statuts n'ont rien prévu, c'est le bureau ou l’assemblée générale qui décide, compte tenu des usages et du nombre des participants, si le vote se fait par écrit, par utilisation d'un procédé de vote électronique « in situ » ou à main levée, etc. Si le vote est susceptible d'avoir des suites contentieuses, certaines sociétés procèdent à un vote par appel nominal afin de conserver trace dans le procès-verbal du sens dans lequel chaque actionnaire a voté. Sinon le scrutin secret peut être utilisé, car il suffit de savoir si la majorité a été atteinte et non quelle est la composition de cette majorité ». (Yves Guyon, Assemblées générales – Tenue, Répertoire Sociétés, Dalloz, n°195, Septembre 2002, actualisation Juin 2020.) Il n’est pas interdit que le vote soit fait par bulletin pour certaines résolutions et à mainlevées pour d’autres. Pour certaines décisions comme celles qui concernent les personnes (agrément, nomination ou révocation, etc.), le vote secret peut être utile afin d'éviter les tensions et de ménager les susceptibilités (Mémento Francis Lefebvre, Les assemblées générales 2019, n°60240). 

La question se pose si le secret du scrutin peut être levé une fois que l’assemblée générale est terminée. Un actionnaire peut-il demander avoir accès au rapport de dépouillement du vote révélant l’identité des votants ? Une réponse négative s’impose. L’article 284 du CSC limite le droit d’accès aux documents sociaux : rapport du conseil d’administration, la liste des engagements hors bilan, les rapports des commissaires aux comptes relatifs aux trois derniers exercices, les copies des procès-verbaux et les feuilles de présence des assemblées tenues au cours des trois derniers exercices. Nulle mention n’est faite aux bulletins de vote. 

La besoin d’accéder au résultat nominatif du vote se ressent à l’occasion de litiges pour abus de majorité. L’action en responsabilité pour abus de majorité, prévue à l’article 280 du CSC, doit être dirigée contre les actionnaires ayant personnellement commis l’abus. Il est évident qu’elle ne peut prospérer que lorsqu’il est prouvé le sens du vote de chacun des actionnaires mis en cause. En l’absence d’une preuve écrite sur le sens du vote de chaque actionnaire, résultant d’une mention dans le procès-verbal, un auteur a pu écrire « qu’il est difficile de prouver le sens du vote de chaque associé lorsque ce vote intervient à mains levées, et est-il même impossible de le connaître lorsqu'il est effectué au scrutin secret ». (Yves Chartier, Sanctions de l'affectation systématique, à la demande des associés majoritaires, des bénéfices d'une société aux réserves, affectation ne répondant ni à l'objet ni aux intérêts de celle-ci, note sous Cass. Com 6 juin 1990, Revue des sociétés, 1990, p. 606). On comprend de cette dernière remarque, que le juge saisi d’une action en responsabilité pour abus de majorité ne peut lever le secret du vote. La règle statutaire ou la décision de l’assemblée générale prévoyant un scrutin secret s’impose à lui. 

En réalité, la seule marge de manœuvre dont dispose à l’actionnaire requérant est de mettre en cause la validité de la délibération de l’assemblée générale. Les statuts ou l’assemblée générale ayant prévu de réaliser un scrutin secret, le bureau de l’assemblée est tenu d’assurer par tout moyen le respect de cette condition. Pour veiller au respect de celui-ci, il arrive qu'un huissier de justice soit chargé d'assister à l'assemblée. 

Le juge saisi par une action en nullité pour non-respect du secret du vote, peut vérifier si les dispositions nécessaires ont été prévues pour faire respecter, dans la mesure du possible, le secret du vote. 

Un arrêt français, cité par les auteurs, retient que le secret du vote n’est pas tant violé parce que le nom des votants a figuré sur les bulletins de vote mais parce que le bureau de l’assemblée générale n’a pas mis une procédure destiné à assurer le secret du vote (CA Douai 15-7-1948, 2e ch., Delcourt-Allard c/ Cie générale des industries textiles : JCP 1949 II n° 5057). Si certains membres du conseil d'administration ou certains actionnaires ont pu avoir connaissance des votes qui ont été recueillis et dépouillés, le secret du vote n’est pas respecté. La solution serait différente si un huissier était requis par le bureau de l'assemblée, lequel a ensuite placé les bulletins sous pli cacheté et les a conservés dans son étude. 

mardi 8 septembre 2020

CESSION DE TITRES DE PARTICIPATION ET DROIT AUX DIVIDENDES

 

Cession de titres de participation et droit aux dividendes

 

Un arrêt des chambres réunies de la Cour de cassation, (Cass. Civ., 78192 du 28 mai 2012 http://www.cassation.tn/fileadmin/user_upload/78192.pdf) est rendu à l’occasion d’une action intentée par une dame qui, après avoir cédé en 2000 les parts qu’elle détient dans une SÀRL à son coassocié, par ailleurs gérant, sollicite la condamnation de la société à lui payer sa part dans les bénéfices depuis la date de constitution, en 1990. Le gérant n’a pas en toute vraisemblance arrêté les comptes et n’a pas convoqué l’assemblée générale annuelle pour les approuver. 

La valse des juridictions. La demanderesse obtint gain de cause en première instance mais la cour d’appel infirma partiellement le jugement pour la partie des bénéfices réalisés pendant le premier quinquennat. Ils étaient frappés de la prescription quinquennale (art 408 du COC).

Sur pourvoi de la société, l’arrêt d’appel fut cassé au visa de l’article 610 du COC et l’article 145 du CDR. La Cour de cassation jugea que la cession emporte transmission au cessionnaire de tous les droits résultant des parts sociales. Ce sont au surplus les termes exprès du contrat de cession. Le pourvoi en cassation présenté par la dame fut logiquement rejeté.

La cour d’appel de renvoi, autrement composée, persista et condamna la société au paiement. Tout propriétaire, énonça-t-elle au visa de l’article 585 du COC, a droit aux fruits de la chose depuis l’acquisition de la propriété. Les bénéfices antérieurs à la cession reviennent donc au cédant dans la mesure où il justifie de la qualité de propriétaire. La cession, ajouta-t-elle, n’a pas d’effet rétroactif d’autant plus qu’il n’est pas établi que le cédant a renoncé aux bénéfices ; la renonciation doit être explicite (art. 351 du COC).

La Cour de cassation considéra, sur un second pourvoi, que le propriétaire a droit aux fruits de la chose mais la délivrance de la chose emporte celle de ses accessoires ; elle nota que la clause du contrat, qui stipule que la cession porte sur tous les droits de l’associé, tient lieu de loi entre les parties.

Les Chambres réunies. La cour d’appel de renvoi crampa sur sa position d’où l’arrêt des chambres réunies sous analyse. Le problème juridique est posé dans les termes suivants : la cession des parts sociales emporte-t-elle cession des bénéfices antérieurs conformément à l’article 610 du COC ? Pour y répondre, l’arrêt commença par rappeler les termes de l’article 140 du CSC qui prévoit, pour les SÀRL, un régime original d’affectation du bénéfice distribuable. Ainsi aux termes de cet article,« au cas où des bénéfices sont réalisés, les dividendes seront distribués dans une proportion qui ne peut être inférieure à 30%, au moins une fois tous les trois ans, et ce, après constitution des réserves légales et statutaires, sauf si l’assemblée générale des associés décide le contraire à l’unanimité. » La Cour de cassation en conclut que « chaque associé est en droit de demander la condamnation de la société au paiement de sa part dans les bénéfices si elle le lui refuse. » Quand bien même, ajouta-t-elle, « la délivrance de la chose emporte celle des accessoires, conformément à l’article 610 du COC, la cession d’actions (sic) n’emporte cession des bénéfices qu’à compter de la cession ; elle n’a point d’effet rétroactif et ne s’étend pas aux bénéfices réalisés avant la cession qui demeurent un fruit appartenant au propriétaire depuis l’acquisition de cette qualité ; il peut les réclamer sauf prescription ou sauf si le contrat stipule autrement. » Mais chose étrange, quoiqu’en principe, la Cour de cassation soit appelée à trancher le conflit l'opposant à la juridiction de renvoi, elle s’est montrée ouvertement critique envers les arrêts de cassation antérieurs.

Recadrage du problème juridique. Malgré la solennité généralement reconnue aux arrêts rendus par une formation élargie de la Cour de cassation, la solution de principe retenue dans la présente espèce est amplement critiquable. Pour le comprendre, il faut commencer par relever, quoique ce soit un cas pathologique dans le fonctionnement d’une société commerciale, que le gérant de la société émettrice des parts cédées n’a pas convoqué, pendant une décennie, l’assemblée générale laquelle n’a donc pu délibérer sur l’approbation des comptes et encore moins sur l’affectation des bénéfices s’ils existent.

La naissance du droit aux dividendes. En faisant abstraction de l’incongruité d’un arrêté judiciaire du résultat d’une société en dehors de la comptabilité, du pouvoir du juge d’ordonner la distribution d’une partie ou de tous les bénéfices présumés et du point de départ du délai de prescription de l’action en paiement des dividendes dont la distribution n’est pas décidée par la société, les faits d’espèce auraient dû conduire la Cour de cassation à poser la question autrement : la cession des parts sociales emporte-t-elle cession des bénéfices antérieurs dont la distribution n’a pas été encore décidée par la société ?

A une question mal posée une réponse mal donnée. En effet contrairement à ce qui a été jugé par le Cour Suprême, le droit aux dividendes ne naît pas de l’arrêté des comptes par le gérant ou de la déclaration des bénéfices faite à l’administration fiscale (Reygrobellet A., Réaliser des bénéfices n'est pas distribuer des dividendes, Rev. sociétés. 2014, p. 373), mais de l’approbation des comptes par l’assemblée générale (art 1304 du COC) et la décision de distribuer des dividendes (art 140 CSC pour les SÀRL et art 275 pour les SA). « L'approbation des comptes annuels, écrit un auteur, prépare la décision de distribution qui permet ensuite de constater l'existence de sommes distribuables et d'en décider une répartition. » (Dominique Velardocchio, Dividendes, Décision de distribution, Répertoire Sociétés Dalloz, n°68) Tant qu’une mise en distribution ne soit pas intervenue, les bénéfices appartiennent à la société. Il ne faut donc pas confondre entre deux concepts différents : les bénéfices et les dividendes. Selon un auteur « les bénéfices, qui proviennent des biens sociaux et du travail humain, appartiennent à la société ; ils consistent dans des deniers. Les dividendes sont des créances qui appartiennent aux associés et qui proviennent des droits sociaux. » (Frédéric Zenati, Usufruit des droits sociaux, Exercice du droit d’usufruit des droits sociaux, Répertoire Sociétés Dalloz, n°340). Pour les différencier, on emploie en langue arabe les expressions مرابيح et مرابيح موزعة.

La nécessaire décision de répartition des bénéfices. Quand bien même les statuts prévoient, pour la protection des minoritaires, la distribution d’un premier dividende (dividende statutaire), une décision de l’assemblée générale est toujours nécessaire pour les mettre en distribution. D’une manière générale, les stipulations statutaires relatives à l’affectation des bénéfices ne s’appliquent pas directement mais en vertu d’une décision de l’assemblée générale. Certes l’assemblée générale qui ne respecte pas la clause statutaire relative à l’affectation des résultats (premier dividende ou réserves statutaires) commet une violation des statuts, mais cette violation ouvre droit à une action en nullité et ne permet pas, pour le premier dividende, une action en paiement.

L’article 140 CSC. L’arrêt de la Cour de cassation, sous analyse, méconnaît cette règle élémentaire quand il retient que les dividendes afférents aux exercices clos avant la cession devaient revenir au cédant. Se référant à l’article 140 du CSC - encore qu’on puisse discuter de son applicabilité car au moment des faits (de 1990 à 2000) le droit des sociétés était régi par le Code de commerce-, la Cour de cassation énonce que « l’associé est en droit de demander la condamnation au paiement de sa part dans les bénéfices si la société le lui refuse. » Implicitement, l’arrêt admet que du moment où l’article 140 du CSC impose une distribution du tiers au moins du bénéfice distribuable tous les trois ans, l’associé intéressé a un droit au paiement si la société refuse de payer. Or à bien lire la disposition légale, il est clairement énoncé que sauf si l’assemblée générale des associés [peut décider] le contraire [la non distribution] à l’unanimité. Implicitement mais nécessairement, l’assemblée générale est appelée à décider la mise en distribution du tiers du bénéfice distribuable. L’article 140 CSC, tout comme une stipulation statutaire de premier dividende, limite la souveraineté de l’assemblée générale sans exclure son intervention formelle. Le droit au dividende naît à l’issue d’un processus formalisé de l’organe compétent.

Les difficultés pratiques de la solution de la Cour de cassation. Une cession intervient rarement à la fin d’un exercice social. La solution retenue par l’arrêt des chambres réunies a des implications pour les cessions intervenues en cours d’un exercice. En toute logique, elle doit conduire à réserver au cédant une part proportionnelle des dividendes de l’exercice correspondant à la période dans laquelle il était propriétaire des titres cédés. Poussée jusqu’à son ultime conséquence, la solution permet d’attribuer au cédant les sommes mises en distribution subséquemment à la cession mais prélevés sur les bénéfices inscrits en report à nouveau ou les réserves antérieures. Il n’échappe à personne les difficultés pratiques d’une telle solution (Frédéric Peltier, Les fondements juridiques de la pratique des dates de jouissance en matière d’émission d’actions nouvelles (Bulletin Joly Sociétés, fév. 1992, p.135 et s.)

La jurisprudence comparée. La Cour de cassation française qui avait longtemps fait sienne la même solution retenue par notre Cour de cassation a fini par l’abandonner. La confusion résulte, selon un auteur, d’une mauvaise appréhension, chez les juristes, de certaines données comptables qui retentissait sur la fonction du capital social, mal distingué des capitaux propres. (Reygrobellet A. op. cit.) La jurisprudence françaiseest établie : « le droit aux dividendes appartient à celui qui est associé au jour de la décision de l’assemblée générale de distribuer tout ou partie des bénéfices réalisés au cours de l’exercice. » (Cass. com., 9 juin 2004, Droit et patrimoine, nº134, 1erfévrier 2005). En cas de décès d’un associé, les dividendes non mis en distribution ne sont pas dans l’actif successoral et ne peuvent être pris en compte dans le calcul des droits de succession.

Le droit boursier. Le droit boursier consacre cette solution. Ainsi, « le montant mis en paiement d'un coupon de dividende ou d'intérêt est déduit, le jour de son détachement, du courslimité fixé par le donneur d'ordre, sauf instruction contraire de sa part. »(Art 95 al. 2 du RGB) L’idée qui sous-tend la solution est que le coupon est dans le cours, tant qu’il n’est pas détaché. « La déduction des montants des coupons des dividendes ou intérêts est opérée par les intermédiaires en bourse ducours proposé préalablement à l'entrée des ordres sur le support de cotation. » (Art 95 al. 2 du RGB).

 

Le droit comptable. En droit comptable, une entreprise qui détient une participation dans une société, le dividende qu’elle reçoit est un gain. En vertu de la N.C. n°3, relative aux revenus, le dividende est comptabilisé en gain « lorsque le droit de l'actionnaire au dividende est établi, pour la somme revenant à l'entreprise au titre de sa participation » (n°20-c). Plus explicitement, « l'entreprise est généralement capable de mesurer de façon fiable les revenus découlant de l'utilisation de ses ressources par d'autres lorsque pour les dividendes, la décision, de l'assemblée générale statuant sur la répartition des résultats de la société dans laquelle la participation est détenue, permet à l'entreprise d'estimer d'une façon fiable le montant des dividendes à recevoir. » (n°21-c)

 

L’importance de la datation de la mise en distribution. En dernière analyse, la solution consacrée par l’arrêt commenté doit être réservée à l’hypothèse où les dividendes étaient mis en distribution à une date antérieure à la cession mais le cédant ne les aurait pas encore perçus. Le cessionnaire ne pouvait pas se les attribuer. Le propriétaire des titres en devient propriétaire dès la décision de mise en distribution. Le terme fixé par l’assemblée générale pour leur paiement ou les retards de paiement dus à l’insuffisance de trésorerie chez la société n’affectent pas le droit du cédant. Seule la convention contraire des parties peut y déroger. La simple indication que le cessionnaire est subrogé dans les droits et obligations du cédant est insuffisante à exprimer cette convention contraire.

 

Le dividende comme complément de prix. Si l’on admet que le droit au dividende ne naît qu’avec la décision de l’assemblée générale, le cessionnaire acquiert le droit aux dividendes même si la décision est intervenue le lendemain de la cession. Seule une stipulation expresse contraire peut déroger à cette solution de droit commun. Mais en ce cas, la somme prise en charge par l’acquéreur est un élément du prix de cession des parts devant entraîner des conséquences fiscales (Béatrice Thullier, note sous Cass. Com., 28 nov. 2006, Defrénois, n°21, p. 1545).