dimanche 30 septembre 2018

L’éviction provisoire du preneur d’un local commercial pour défaut de paiement du loyer


L’éviction provisoire du preneur d’un local commercial 
pour défaut de paiement du loyer



Problématique. Une des chambres du Tribunal de première de Tunis, statuant en référé, rejette, depuis deux ans, les demandes des bailleurs tendant à l’éviction provisoire des preneurs des locaux commerciaux à défaut de paiement du loyer échu, quand elle constate l’absence d’un avis de paiement dressé par un huissier de justice et demeuré sans effet pendant un délai de trois mois. Les ordonnances de rejet (ex. Ord. n°72411 du 2 nov. 2016) sont faites sous le visa de l’art 23 de la loi n°77-37 du 25 mai 1977 régissant les baux commerciaux et sous le bénéfice d’un arrêt de la Cour de cassation, considéré en la circonstance comme un précédant (Cass. civ., n°63808 du 30 fév. 1998 (sic), Bulletin civ., 2, 1998, p. 222). 

L’art 23 de la loi du 25 mai 1977 énonce que « le bail est résilié à défaut de paiement du loyer aux échéances convenues passé le délai de trois mois à partir de la date d’émission par voie d’huissier notaire (entendre huissier de justice) d’un avis de paiement resté sans effet. L’avis doit, à peine de nullité, mentionner ce délai. Le délai susvisé peut être prorogé et la résiliation est prononcée d’office.» L’arrêt de la Cour de cassation de 1998 est rendu à l’occasion d’une espèce où le bailleur avait agi au fond pour demander le prononcé de la résiliation judiciaire du bail, en application de l’art 796 du COC, au motif que le preneur ne payait le loyer qu’en cours des instances de référé engagées à son encontre tendant à la récupération provisoire du local à défaut de paiement. Les juges de fond donnèrent suite à la demande. La Cour de cassation accueillit le pourvoi en tiré de la violation de l’article 23 de la loi de 1977 l’estimant « un texte spécial d’ordre public et ne supportant pas une interprétation extensive (sic). ». A notre avis, deux questions sont à distinguer. 

L’expulsion du preneur conséquence de la résiliation du bail. A bien réfléchir, l’art 23 et l’arrêt précité, visés par les ordonnances de rejet sujet de notre chronique, traitent d’une question étrangère à la récupération provisoire des locaux loués. Il s’agit plutôt de la résiliation du bail pour faute dans le paiement du loyer. La résiliation, notion réservée au contrat à exécution successive, est le pendant de la résolution dans les contrats instantanés. Elle emporte un anéantissement pour le futur du contrat, sans effet rétroactif ou partiellement rétroactif selon certains auteurs. 

Un contractant non payé à l’échéance peut exercer, à son choix, deux principales actions : une action en paiement avec, éventuellement, réparation du dommage subi et une action en résolution (ou résiliation) du contrat. 

En droit commun, la résolution est prononcée par jugement rendu par le juge de fond (art 273 COC). Exceptionnellement, elle peut résulter de la convention des parties, en application d’une clause résolutoire (art. 274 COC) que les juges interprètent d'une manière restrictive. En principe, la résolution judiciaire donne au juge un pouvoir d’appréciation alors que la clause résolutoire la lui ôte (Sami Jerbi, La résolution du contrat dans la jurisprudence tunisienne : un hymne en quatre temps, in Cinquante ans de jurisprudence civile, sous dir. Mohamed Kamel Charfeddine, CPU, 2010, p. 5). 

La résiliation visée par l’art 23 n’est ni une résolution judiciaire ni une clause résolutoire. C’est plutôt une résolution extrajudiciaire d’origine légale. Son champ d’application est limité à la sanction de la seule faute dans le paiement du loyer. Elle ne s’étend pas au manquement des autres obligations financières du preneur ni a fortiori aux autres obligations contractuelles. En vertu de l’art 23, le bailleur peut donner un préavis formel de paiement assorti d’un délai de quatre-vingt-dix jours ou d’un délai supérieur prévu par le contrat pour effectuer paiement. Passé le délai imparti, la résiliation joue de plein droit et le locataire perd le droit de jouir du local loué et peut être expulsé par ordonnance de référé. 

En pratique, le juge des référés est invité à exercer un contrôle a posteriori sur les conditions de la résiliation extrajudiciaire. Il contrôle la forme de l’avis de paiement et les éventuelles contestations soulevées par le preneur, notamment les exceptions d’inexécution qui peuvent justifier son refus de payer. C’est le cas quand il est dans l’impossibilité de jouir des locaux pour une raison imputable au bailleur. De manière générale, on considère la mise en œuvre par le bailleur de la résiliation extrajudiciaire doit être faite de bonne foi. Dans l’espèce ayant donné à l’arrêt de Cour cassation de 1988, le locataire avait reproché au bailleur sa mauvaise foi car il refusait de recevoir paiement du loyer et préférait agir devant le juge des référés pour demander son éviction du local au prétexte qu’il était défaillant. En présence d’une contestation sérieuse sur la légalité de la résiliation extrajudiciaire la demande d’expulsion du preneur est rejetée. Il faudra agir devant le juge de fond. En tout état de cause, le jugement de référés n’a pas l’autorité de la chose jugée devant le juge de fond et le preneur peut soumettre au juge de fond les contestations que le juge des référés a rejetées en prononçant son expulsion. 

L’éviction provisoire du preneur par le jeu l’exception d’inexécution. En réalité, le bailleur impayé peut se frayer une troisième voie qui ne soit ni une action en paiement du loyer ni une résiliation extrajudiciaire pour défaut de paiement. Elles présentent toutes les deux des inconvénients. La première ne donne satisfaction au bailleur qu’au terme d’une longue procédure devant le juge de fond avec les éventuelles difficultés d’exécution en cas d’insolvabilité du preneur. La seconde quant à elle, quand bien même est relativement rapide, est économiquement coûteuse car elle met fin au contrat et prive le bailleur du revenu auquel il escomptait. Le bailleur peut préférer maintenir le contrat tout en suspendant momentanément l’exécution de sa propre prestation en raison du comportement de son cocontractant. 

Nous avons déjà relevé que le locataire peut contester la régularité de la résiliation extrajudiciaire sur le fondement de l’exception d’inexécution. Or ce même fondement peut jouer en sens contraire en faveur du bailleur. « Dans les contrats bilatéraux, énonce l’alinéa 1er de l’art 247 du COC, l’une des parties peut refuser d’accomplir son obligation jusqu’à l’accomplissement de l’obligation corrélative de l’autre partie… » Une auteure a pu écrire que « la suspension du débiteur de sa seule obligation, sans suspension du contrat, [c’est-à-dire l’exception d’inexécution] a un effet comminatoire »… « c’est afin de contraindre son contractant à exécuter qu’une des parties va refuser toute exécution. » (Cécile Chabas, L’inexécution licite du contrat, LGDJ 2002, p. 330.) Elle est « un moyen de pression : on prive l'autre partie de la prestation qu'il attend afin de le pousser à reprendre l'exécution ou à corriger son exécution défectueuse. » (Le Lamy de l’exécution forcée Sous dir. Claude Brenner et Pierre Crocq n°235-10). 

Le contentieux en référé tendant à l’éviction momentané du preneur refusant de payer le loyer est répandu. Il est implicitement admis par le législateur à l’art 449 du CC quand il interdit, pendant la période d’observation, les actions tendant à la récupération des biens meubles immeubles pour défaut de paiement d’une obligation de somme. 

Il faut néanmoins observer que les praticiens n’ont pas réellement conscience du fondement de l’action. Jamais l’art 247 COC n’était expressément invoqué au soutien des demandes d’éviction provisoire. Seul l’art 201 CPCC était visé. Il donne compétence au juge des référés de prendre toute mesure provisoire dictée par l’urgence et ne préjudiciant pas au fond. 

La perte de vue de l’art 247 COC peut s’expliquer par cette circonstance que l’exception d’inexécution est, en principe ; utilisée comme en dehors de toute autorisation du juge. Elle C’est un acte de justice privée où l'excipiens est juge des ses droits. Sa mise en œuvre n’est d’ailleurs pas subordonnée à une mise en demeure préalable (Olivier Deshayes, l’exception d’inexécution, Répertoire Dalloz civil, n°48) - l’art 247 COC ne la requérant pas - sauf à considérer celle-ci comme un simple moyen de preuve de la défaillance du débiteur (Olivier Deshayes, op. cit. n°49). Le contrôle du juge intervient a posteriori dans le cadre d'une procédure judiciaire engagée contre l'excipiens par son partenaire, qui réclame l'exécution forcée ou la résolution de la convention. 

Si, dans notre cas, le bailleur est contraint de saisir le juge des référés pour demander la reprise du local loué si le locataire ne paie le loyer dû c’est en raison de la mainmise du preneur sur la chose louée. Ne pouvant faire justice à lui-même, le bailleur demande au juge des référés de lui venir en aide dans la mise en œuvre d’une prérogative légale n’obéissant à aucun formalisme préalable. Même si l’ordonnance d’éviction était exécutée, elle ne remettrait pas en cause la poursuite du contrat de bail car elle intervenait en dehors de toute résiliation judiciaire ou extrajudiciaire. Le preneur pourrait être réintégré dans les lieux loués s’il justifiait avoir payé ou du moins consigné la somme due (V. contra un arrêt critiquable Cass. civ., n°12269 du 15 janvier 2002, Bulletin civ. 2002, p. 308). 

La nouvelle jurisprudence qui émerge chez certains juges des référés de Tunis témoigne-t-elle d’une méfiance à l’égard de l’exception d’inexécution dans les baux commerciaux ? Peut-être estiment-ils la mesure disproportionnée par rapport à la faute commise, car elle est de nature à compromettre la survie de l’entreprise. Comme si le retard de paiement doit être suffisamment long pour justifier une éviction du preneur à bail. Mais dans ce cas, la motivation des décisions de rejet de l’éviction doit être faite sur une autre base que celle de l’article 23 de la loi de 1977.

in le Manager, n°244  Septembre 2018.