La lettre de change non signée par le tireur et
la procédure
d'injonction de payer
Les faits ayant abouti à l'arrêt
des Chambres réunies de la Cour de cassation (Cass. n°8818 du 28/2/2008 http://www.cassation.tn/fileadmin/user_upload/8818.pdf) sont simples. Le porteur d'une lettre de change
retournée impayée obtient du Président du tribunal de première de instance de
Sousse une injonction de payer contre le tiré accepteur. Celui-ci interjette
appel et demande la rétractation de l'injonction de payer motif pris que la
lettre de change lui servant de fondement ne comporte pas la signature du
tireur et pour cette raison, elle ne peut valoir, selon les termes exprès de
l'article 269 du code de commerce (CC), comme lettre de change et ne peut
donner lieu à une injonction de payer. En effet, cette procédure de
recouvrement rapide des créances ne peut être poursuivie, selon l'article 59 du
code de procédure civile et commerciale (CPCC), que par le créancier d'une
somme d'argent déterminée de nature contractuelle ou ayant pour cause une
lettre de change, un billet à ordre ou un chèque ou l'aval de l'un de ses
titres. La loi 2000-52 du 11 mai 2000 relative au titre de crédit a par
ailleurs étendu cette procédure à un nouveau titre de créance appelé
« titre de crédit » (art. 8)
La Cour d'appel de Sousse a
confirmé l'injonction de payer mais son arrêt est cassé. La cour d'appel de
renvoi persiste et confirme l'injonction de payer d'où un deuxième pourvoi en
cassation et la transmission de l'affaire aux Chambres réunies.
L'auteur du pourvoi soulève deux moyens de cassation.
L'irrégularité d'une lettre de change non signée par le tireur. Le
premier moyen de cassation est mal rédigé car il est basé sur un grief de
dénaturation des faits alors qu'il faut viser une mauvaise application de
l'article 269 du CC.
La Cour
de cassation commence par rappeler les termes de l'article 269 du CC. La lettre
de change doit contenir certaines mentions obligatoires dont la signature du
tireur. Le titre, dans lequel une des énonciations indiquées aux alinéas
précédents fait défaut, ne vaut pas comme lettre de change. Or en l'espèce, la
lettre de change litigieuse n'est pas signée par le tireur. La Cour de
cassation reproche à bon droit à la cour d'appel d'avoir jugé que la signature
du tiré et l'indication d'un lieu de paiement, en l'occurrence la domiciliation
du paiement sur un compte en banque, sont suffisants à imputer le tirage de la
lettre de change au tireur. Pour la Cour de cassation seule la signature est
susceptible d'identifier le tireur. Cet attendu de l'arrêt est conforme à la
lettre du texte et à son esprit. La lettre de change est un écrit. On ne
pourrait la prouver par témoins ou par des présomptions de fait quel que soit
le montant et quand même il s'agirait d'affaire commerciale pour toutes les
parties (Ch. Lyon-Caen et L. Renault, Traité de droit commercial. Tome 4. Paris
LGDJ 1907, p. 48). Elle est un acte sous seing privé qui peut être écrit de la
main d'un tiers mais la signature du tireur est essentielle parce qu'elle
traduit le consentement du créateur du titre qui est le premier à s'engager
cambiairement, notamment garantir l'acceptation du tiré et le paiement à la
d'échéance. L'indication du nom et de l'adresse du tireur ne saurait suffire.
La signature dispense de l'indication du nom si le tireur est une personne
physique. Un dirigeant d'une société doit par contre indiquer qu'il agit
es-qualité (art 1148 du code des obligations et des contrats COC). Un auteur a
cependant estimé que l'équivoque, dans ce dernier cas, sur l'identité du tireur
est éliminée si la traite mobilise une créance appartenant à la société (Michel
Cabrillac, obs. sous Cass. Com., 6 octobre 1999 RTD Com., p. 164.) « La signature
du tireur doit être portée sur le titre avant que le tiré ne donne son
acceptation, car c'est à ce moment précis que l'on apprécie s'il y a eu ou non
régularisation de l'effet de commerce. » (Deen Gibrilla, note sous Cass.
Com. 17 octobre 1995, LPA 7 juin 1996, p.24). Le même auteur explique cette
solution « En effet, l'acceptation d'une lettre de change non revêtue de
la signature du tireur équivaut pour le tiré à accepter un titre non encore
émis. » (Deen Gibrilla, Lettre de change, Répertoire de droit commercial
Dalloz, Juillet 2018, n°73)
La sanction du défaut de signature du tireur. Contrairement au défaut d'indication des mentions obligatoires relatives au lieu de création, à la date d'échéance et au lieu du paiement, l'article 269 du CC ne prévoit pas des équivalents pour éviter la nullité de l'acte. Ayant donc constaté le défaut de signature du tireur, la Cour de cassation en tire cette conséquence que le titre est nul en tant que lettre de change mais « ne perd pas son caractère civil dans le mesure où il est signé par le tiré. » La solution est implicitement admise par la lettre de l'article 269 du CC. L'expression « ne vaut pas comme lettre de change » employée pas ledit article « signifie que le titre renonce à se prévaloir d'un niveau supérieur qui n'a pu être atteint en raison de son irrégularité, pour gagner une position moins favorable qui réside dans le régime juridique de l'acte réduit. » La conversion par réduction : contribution à l'étude des nullités des actes juridiques formels, RTD. Com. 2002, n°19) C'est là une application particulière de la théorie de la réduction par conversion consacrée à l'article 329 du COC. « L'obligation qui est nulle comme telle, mais qui a les conditions de validité d'une autre obligation légitime, doit être régie par les règles établies pour cette obligation. »
La Cour de cassation admet que le titre ne valant pas lettre de change soit considéré comme « titre civil ». Cela signifie qu'il produit des effets obligatoires dans les conditions de droit commun des obligations. Sans doute vrai mais il faille que la Cour de cassation qualifie ce titre de civil créance. Une telle qualification présente des intérêts juridiques quant à la procédure de recouvrement des créances à suivre en cas de défaut de paiement.
L'impossible procédure d'injonction de payer d'une lettre de change non
signée par le tireur. Le deuxième grief adressé par le pourvoi à la cour de
renvoi est la violation de l'article 59 du CPCC. Ce texte a trait à la
procédure d'injonction de payer. C'est « une procédure de
recouvrement simplifié de certaines créances tendant à la délivrance d’une
injonction adressée, à l’initiative du créancier, par le juge au débiteur, lui
ordonnant de payer une certaine somme à son créancier. » (Cécile
Brahic-Lambrey, Injonction de payer, Répertoire procédure civile Dalloz, 2013,
n°1)
Rentrent dans le champ d'application de l'article 59 du CPCC, les demandes d'injonction de payer portant sur créance monétaire « lorsque celle-ci, quelle que soit sa nature, est d'un montant déterminé et a une cause contractuelle ou lorsque l'engagement résulte d'un chèque, d'une lettre de change, d'un billet à ordre ou de l'aval de l'un de ces deux derniers titres. » Ainsi pour l'application de l'article 59 dans le cas d'espèce, le juge saisi d'une demande doit constater soit une créance contractuelle soit une créance résultant d'une lettre de change, billet à ordre ou chèque. Le pourvoi soutient d'une manière conséquente que du moment où le titre de créance du porteur ne peut valoir comme lettre de change, la procédure de l'injonction de payer lui est interdite.
Pour répondre au pourvoi, la Cour
de cassation suit un syllogisme de subsomption où la majeure est constituée par
l'énoncé de la règle de droit : la créance servant de fondement à l'injonction
de payer doit résulter soit d'un contrat soit de l'un des effets de commerce
cités. La mineure et la conclusion du raisonnement se présentent dans les
termes suivants : dans la mesure où il a été établi que la lettre de
change ne perd pas son caractère civil, la procédure d'injonction est
régulière. Le pourvoi en cassation est donc rejeté par une substitution de
motif.
Il n'échappe à personne que la
mineure du raisonnement est viciée en raison du défaut d'identité entre la
notion de contrat figurant dans la majeure et le fait qualifié d'obligation de
caractère civil figurant dans la mineure. La même erreur est commise dans un
arrêt précédent de la Cour de cassation (Cass. n°2803 du 6 décembre 2004
Bulletin des arrêts 2004, I, p. 317)
En réalité, la lettre de change irrégulière pour défaut de la mention « lettre de change » ou encore pour défaut d'indication nom du bénéficiaire dégénère en billet à ordre (Cass. com., 23 janv. 2007, Dalloz 2007, p. 2507, note Augustin Boujeka: La conversion d'une lettre de change irrégulière en billet à ordre régulier). La procédure d'injonction de payer est donc possible par une requalification du titre. Par contre en cas de défaut de signature du tireur, la lettre de change dégénère seulement en reconnaissance de dette ou encore en engagement de droit commun ou « engagement civil » pour reprendre la terminologie imprécise de la Cour de cassation. Or, une reconnaissance de dette ou une promesse de payer est une déclaration unilatérale de volonté certes génératrice d'obligation (art 21 du COC) mais elle n'est pas un contrat exprimant une rencontre de volonté créatrice d'obligation (art. 22 du COC). Il en découle que l'injonction de payer n'est pas possible pour son recouvrement.
Abrogation implicite ou inconstitutionnalité de la procédure d'injonction de payer ? Nous saisissons enfin l'occasion de la présente chronique pour nous interroger si la procédure d'injonction de payer telle qu'organisée actuellement par l'art 59 et suivants du CPCC n'est pas implicitement abrogée par la Constitution de
2014 ou du moins si elle ne lui est plus conforme (Gweltaz Eveillard, Abrogation implicite ou inconstitutionnalité de la loi ?, RFDA 2011 p.353). En effet la
Constitution a donné au principe du double degré de juridiction une valeur
constitutionnelle (art. 108 al.3). Or actuellement depuis une réforme
introduite en 1986, le débiteur condamné à payer selon une procédure non
contradictoire ne peut qu'interjeter d'appel (art. 61 CPCC). Les textes
initiaux, datant de 1959, étaient respectueux du principe du double degré de
juridiction puisqu'il permettaient au débiteur de faire opposition à
l'injonction de payer. Le litige sera alors tranché par le même juge selon une
procédure contradictoire. Une intervention du législateur en la matière est
plus qu'urgente pour lever toute incertitude procédurale.
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