lundi 24 juillet 2017

Le droit préférentiel de souscription en cas de conversion d’une créance en capital

Le droit préférentiel de souscription 

en cas de conversion d’une créance en capital


Nous prolongeons dans la présente chronique le thème de la capitalisation des créances que nous avons abordé dans un numéro précédent sous l’angle particulier du sauvetage de l’entreprise en difficulté. Nous examinons à présent, en partant d’un jugement de la Cour d’appel de Tunis (CA. Tunis, n°74513 du 25 février 2016, inédit), le jeu du droit préférentiel de souscription en cas d’une émission d’actions en numéraire à libérer par compensation de créance certaine, liquide et exigible. Dans le jugement cité, la Cour d’appel a refusé, d’une manière inattendue, d’annuler une augmentation du capital d’une société anonyme par apport en numéraire libéré par compensation de créances réservée à certains créanciers de la société sans que la procédure de suppression du droit préférentiel de souscription ait été suivie.

Les juges de premier degré (Trib. Ben Arous, n°26386 du 13 novembre 2013, inédit) avaient débouté les demandeurs de leur action en nullité motif pris de l’expiration du délai d’agir que le tribunal l’estime à une année en application de l’article 290 du CSC. Leur jugement est à bon droit censuré par la Cour d’appel. L’article 290 du CSC n’est manifestement pas applicable car les demandeurs n’assoient pas la nullité sur l’abus de majorité ou sur la violation d’une stipulation statutaire, mais sur la violation d’une disposition légale consacrant au profit des actionnaires un droit préférentiel de souscription en cas d’augmentation de capital en numéraire.

Les apports en société sont classés en trois catégories : les apports en numéraire, les apports en nature et les apports en industrie (art. 5 CSC). Dans une société anonyme, seuls sont admis les deux premiers (art. 160, 161 et 166 CSC). Quand une personne souscrit au capital d’une société en apportant du numéraire, elle reçoit des actions de numéraires et quand elle souscrit en apportant un autre bien, elle reçoit des actions d’apport (art. 316 CSC). La distinction de ces deux sortes d’apports présente divers intérêts juridiques dont l’un touche au droit préférentiel de souscription. Dans le jugement objet de notre commentaire, la Cour d’appel a refusé de voir dans l’augmentation de capital par compensation des créances une augmentation de capital en numéraire justifiant la mise en œuvre du droit préférentiel de souscription. Son jugement a de quoi inquiéter les puristes du droit des sociétés commerciales.

     1)      La libération par compensation d’apports de numéraire n’évince pas le droit préférentiel de souscription


Les apports en numéraire portent sur une somme d’argent. Quand il s’agit d’une augmentation de capital par des ressources nouvelles en espèces, l’article 296 CSC reconnaît aux actionnaires, proportionnellement au montant de leurs actions, un droit de préférence à la souscription des actions émises pour réaliser une augmentation du capital. Un pendant à ce droit existe quand il s’agit d’une augmentation de capital de numéraire à réaliser par incorporation des réserves et/ou des primes. Les actionnaires bénéficient dans ce cas, proportionnellement à leurs parts dans le capital, d’un droit d’attribution d’actions gratuites.

La loi précise les conditions d’exercice du droit préférentiel de souscription, qui se fait à titre irréductible (art. 296 CSC) et à titre réductible (art. 297 CSC) ainsi que les conditions de sa suppression, qui se fait non par une clause statutaire, ce qui est interdit (art. 296 CSC), mais par une délibération de l’assemblée générale extraordinaire statuant sur rapport du conseil d’administration et du commissaire aux comptes, dans les mêmes conditions de quorum et de majorité pour décider ou autoriser l’augmentation de capital (art 300), étant entendu que la suppression de ce droit préférentiel ne doit pas être confondue à la renonciation à son exercice, laquelle a un caractère individuel (art. 296 in fine CSC).

En souscrivant à une augmentation de capital en numéraire, le souscripteur, débiteur d’une somme d’argent, doit effectuer paiement pour éteindre sa dette. Il peut le réaliser selon deux modes possibles. Ou bien par versement d’espèces, ayant cours légal (art 259 COC), ou bien par compensation de créances (art. 316 CSC), celle-ci étant un mode général d’extinction des obligations (art. 369 COC). La compensation suppose que les parties (dans notre cas la société et le souscripteur) soient réciproquement et personnellement créancières et débitrices l’une de l’autre.

La libération par compensation est prévue en droit des sociétés à l’article 292 CSC, qui exige que la créance à compenser avec l’apport soit certaine, liquide et exigible ; à l’article 305 CSC, qui exige un arrêté des comptes par le conseil d’administration certifié par le commissaire aux comptes et à l’article 316 CSC, qui exige une libération intégrale de l’apport promis.

La faculté de libération par compensation est de principe, mais elle n'est pas d'ordre public. Elle peut être supprimée, conventionnellement, par décision expresse de l'assemblée générale extraordinaire en exigeant un versement en espèces.

Le droit préférentiel de souscription ne doit pas être remis en cause par le mécanisme de la compensation. Car dans tous les cas d’apport de sommes nouveau, il y a souscription d’une somme monétaire. Seul le mode de paiement change et cela intervient tout à la fois après délibération de l’assemblée générale et après la naissance de l’obligation par la signature du bulletin de souscription. Cette analyse est d’ailleurs confirmée par les règles relatives aux obligations convertibles en actions. Une société anonyme peut émettre des obligations convertibles donnant droit au porteur d’opter à la conversion des obligations en actions. La technique de la conversion est assise sur le mécanisme de la compensation. Etant un créancier dans un emprunt obligataire, le porteur peut choisir de devenir actionnaire et libère sa dette d’apport, de numéraire, par compensation de sa créance sur la société. L’exercice de l’option de conversion se traduit par augmentation de capital, réservée par définition à l’obligataire. Comme une telle conversion remet en cause le droit préférentiel de souscription des actionnaires, l’article 341 du CSC énonce que « l'autorisation par l’assemblée générale extraordinaire d’émettre des obligations convertible comporte renonciation expresse des actionnaires à leur droit préférentiel de souscription aux actions qui seront émises par conversion des obligations. ».

La Cour d’appel qui a exclu le droit préférentiel de souscription en cas de libération par compensation des actions souscrites a tout simplement violé la loi. Les sociétés seraient prudentes de procéder en deux étapes : d’abord voter la résolution d’augmentation de capital en numéraire et ensuite de voter la suppression du droit préférentiel de souscription et de réserver les actions nouvelles (totalement ou partiellement) à certains des créanciers de la société. Le vote d’une seule résolution est inefficace car on ne peut supprimer le droit de préférentiel que si d’abord il existe. Il existe un instant de raison quand on procède au vote de deux résolutions successives.

      2)      Éviction du droit préférentiel de souscription par la procédure de l’apport en nature


On peut éluder le droit préférentiel de souscription si on se place sous le régime de l’apport en nature (art. 296  CSC a contrario). Mais dans ce cas, il faudrait suivre la procédure d’évaluation de l’apport par un commissaire aux apports (art. 306 CSC). Un auteur (Raphaelle Besnard Goudet, actions. - Obligation de paiement du non-versé, fasc. 1855, JurisClasseur Banque - Crédit – Bourse) français raisonnant sur des textes équivalents aux textes tunisiens, a toutefois noté que « le choix de cette méthodes pourrait cependant être contesté en justice s'il apparaissait, compte tenu notamment des circonstances dans lesquelles la décision a été prise qu'elle a eu en fait pour objet de priver les actionnaires d'un de leurs droits ». Il a ajouté que selon certains auteurs, « il n'est [..] pas établi que le Code de commerce ouvre vraiment une alternative car il n'envisage que la voie de la compensation. » 

Nous recommandons ainsi par prudence aux lecteurs de respecter le droit préférentiel de souscription des autres actionnaires (art. 296 CSC al. 1er) sauf à les faire renoncer à ce droit (art. 296 CSC in fine) ou suivre la procédure de sa suppression (art. 300 CSC).  Il est à parier que le jugement de la Cour d’appel serait cassé par la Cour de cassation.



Article publié in le Manager, Juillet 2017.