Cession de titres de
participation et droit aux dividendes
Un arrêt des chambres réunies de la Cour de cassation, (Cass. Civ., 78192 du 28 mai 2012 http://www.cassation.tn/fileadmin/user_upload/78192.pdf) est rendu à l’occasion d’une action intentée par une dame qui, après avoir cédé en 2000 les parts qu’elle détient dans une SÀRL à son coassocié, par ailleurs gérant, sollicite la condamnation de la société à lui payer sa part dans les bénéfices depuis la date de constitution, en 1990. Le gérant n’a pas en toute vraisemblance arrêté les comptes et n’a pas convoqué l’assemblée générale annuelle pour les approuver.
La
valse des juridictions. La demanderesse obtint gain de cause en première instance mais la cour
d’appel infirma partiellement le jugement pour la partie des bénéfices réalisés pendant le premier quinquennat. Ils étaient
frappés de la prescription quinquennale (art 408 du COC).
Sur pourvoi de la société, l’arrêt d’appel fut cassé
au visa de l’article 610 du COC et l’article 145 du CDR. La Cour de cassation jugea
que la cession emporte transmission au cessionnaire de tous les droits
résultant des parts sociales. Ce sont au surplus les termes exprès du contrat
de cession. Le pourvoi en cassation présenté par la dame fut logiquement
rejeté.
La cour d’appel de renvoi, autrement composée, persista
et condamna la société au paiement. Tout propriétaire, énonça-t-elle au visa de
l’article 585 du COC, a droit aux fruits de la chose depuis l’acquisition de la
propriété. Les bénéfices antérieurs à la cession reviennent donc au cédant dans
la mesure où il justifie de la qualité de propriétaire. La cession, ajouta-t-elle,
n’a pas d’effet rétroactif d’autant plus qu’il n’est pas établi que le cédant a
renoncé aux bénéfices ; la renonciation doit être explicite (art.
351 du COC).
La Cour de cassation considéra, sur un second pourvoi,
que le propriétaire a droit aux fruits de la chose mais la délivrance de la chose
emporte celle de ses accessoires ; elle nota que la clause du contrat, qui
stipule que la cession porte sur tous les droits de l’associé, tient lieu de
loi entre les parties.
Les
Chambres réunies. La cour d’appel de renvoi crampa sur sa position d’où l’arrêt
des chambres réunies sous analyse. Le problème juridique est posé dans les
termes suivants : la cession des parts sociales emporte-t-elle cession des
bénéfices antérieurs conformément à l’article 610 du COC ? Pour y
répondre, l’arrêt commença par rappeler les termes de l’article 140 du CSC qui
prévoit, pour les SÀRL, un
régime original d’affectation du bénéfice distribuable. Ainsi aux termes de cet
article,« au cas où des bénéfices sont réalisés, les
dividendes seront distribués dans une proportion qui ne peut être inférieure à
30%, au moins une fois tous les trois ans, et ce, après constitution des
réserves légales et statutaires, sauf si l’assemblée générale des associés
décide le contraire à l’unanimité. »
La Cour de cassation en conclut que « chaque associé est en droit de
demander la condamnation de la société au paiement de sa part dans les
bénéfices si elle le lui refuse. » Quand bien même, ajouta-t-elle,
« la délivrance de la chose emporte celle des accessoires, conformément
à l’article 610 du COC, la cession d’actions (sic) n’emporte cession des
bénéfices qu’à compter de la cession ; elle n’a point d’effet rétroactif
et ne s’étend pas aux bénéfices réalisés avant la cession qui demeurent un
fruit appartenant au propriétaire depuis l’acquisition de cette qualité ;
il peut les réclamer sauf prescription ou sauf si le contrat stipule autrement. »
Mais chose étrange, quoiqu’en principe, la Cour de cassation soit appelée à trancher le conflit l'opposant à la juridiction
de renvoi, elle s’est montrée ouvertement
critique envers les arrêts de cassation antérieurs.
Recadrage
du problème juridique. Malgré la solennité généralement reconnue aux arrêts
rendus par une formation élargie de la Cour de cassation, la solution de principe
retenue dans la présente espèce est amplement critiquable. Pour le comprendre, il
faut commencer par relever, quoique ce soit un cas pathologique dans le
fonctionnement d’une société commerciale, que le gérant de la société émettrice
des parts cédées n’a pas convoqué, pendant une décennie, l’assemblée générale laquelle
n’a donc pu délibérer sur l’approbation des comptes et encore moins sur
l’affectation des bénéfices s’ils existent.
La
naissance du droit aux dividendes. En faisant abstraction de l’incongruité d’un arrêté
judiciaire du résultat d’une société en dehors de la comptabilité, du pouvoir du
juge d’ordonner la distribution d’une partie ou de tous les bénéfices présumés
et du point de départ du délai de prescription de l’action en paiement des dividendes
dont la distribution n’est pas décidée par la société, les faits d’espèce
auraient dû conduire la Cour de cassation à poser la question autrement :
la cession des parts sociales emporte-t-elle cession des bénéfices antérieurs dont
la distribution n’a pas été encore décidée par la société ?
A une question mal posée une réponse mal donnée. En
effet contrairement à ce qui a été jugé par le Cour Suprême, le droit aux
dividendes ne naît pas de l’arrêté des comptes par le gérant ou de la
déclaration des bénéfices faite à l’administration fiscale (Reygrobellet A., Réaliser des bénéfices n'est pas distribuer des dividendes, Rev. sociétés. 2014, p. 373), mais de l’approbation des comptes par l’assemblée générale (art 1304 du COC) et
la décision de distribuer des dividendes (art 140 CSC pour les SÀRL et art 275 pour les SA). « L'approbation des comptes annuels, écrit un auteur, prépare la décision de distribution qui permet ensuite de constater l'existence de sommes distribuables et d'en décider une répartition. » (Dominique Velardocchio, Dividendes, Décision de distribution, Répertoire Sociétés Dalloz, n°68) Tant qu’une mise en distribution ne soit pas
intervenue, les bénéfices appartiennent à la société. Il ne faut donc pas
confondre entre deux concepts différents : les bénéfices et les
dividendes. Selon un auteur « les bénéfices, qui proviennent
des biens sociaux et du travail humain, appartiennent à la société ; ils
consistent dans des deniers. Les dividendes sont des créances qui appartiennent
aux associés et qui proviennent des droits sociaux. »
(Frédéric Zenati, Usufruit des droits sociaux, Exercice du droit d’usufruit des
droits sociaux, Répertoire Sociétés Dalloz, n°340). Pour les différencier, on emploie en langue arabe les
expressions مرابيح et مرابيح موزعة.
La
nécessaire décision de répartition des bénéfices. Quand bien même les statuts prévoient, pour la
protection des minoritaires, la distribution d’un premier dividende (dividende
statutaire), une décision de l’assemblée générale est toujours nécessaire pour les
mettre en distribution. D’une manière générale, les stipulations statutaires
relatives à l’affectation des bénéfices ne s’appliquent pas directement mais en
vertu d’une décision de l’assemblée générale. Certes l’assemblée générale qui
ne respecte pas la clause statutaire relative à l’affectation des résultats
(premier dividende ou réserves statutaires) commet une violation des statuts,
mais cette violation ouvre droit à une action en nullité et ne permet pas, pour
le premier dividende, une action en paiement.
L’article
140 CSC. L’arrêt de la Cour de cassation, sous analyse,
méconnaît cette règle élémentaire quand il retient que les dividendes afférents
aux exercices clos avant la cession devaient revenir au cédant. Se référant à
l’article 140 du CSC - encore qu’on puisse discuter de son applicabilité car au
moment des faits (de 1990 à 2000) le droit des sociétés était régi par le Code
de commerce-, la Cour de cassation énonce que « l’associé est en droit
de demander la condamnation au paiement de sa part dans les bénéfices si la
société le lui refuse. » Implicitement, l’arrêt admet que du moment où
l’article 140 du CSC impose une distribution du tiers au moins du bénéfice
distribuable tous les trois ans, l’associé intéressé a un droit au paiement si
la société refuse de payer. Or à bien lire la disposition légale, il est
clairement énoncé que sauf si l’assemblée générale des associés [peut
décider] le contraire [la non distribution] à l’unanimité.
Implicitement mais nécessairement, l’assemblée générale est appelée à décider
la mise en distribution du tiers du bénéfice distribuable. L’article 140 CSC,
tout comme une stipulation statutaire de premier dividende, limite la
souveraineté de l’assemblée générale sans exclure son intervention formelle. Le
droit au dividende naît à l’issue d’un processus formalisé de l’organe
compétent.
Les
difficultés pratiques de la solution de la Cour de cassation. Une cession intervient rarement à la fin d’un exercice
social. La solution retenue par l’arrêt des chambres réunies a des implications
pour les cessions intervenues en cours d’un exercice. En toute logique, elle
doit conduire à réserver au cédant une part proportionnelle des dividendes de
l’exercice correspondant à la période dans laquelle il était propriétaire des
titres cédés. Poussée jusqu’à son ultime conséquence, la solution permet d’attribuer
au cédant les sommes mises en distribution subséquemment à la cession mais
prélevés sur les bénéfices inscrits en report à nouveau ou les réserves
antérieures. Il n’échappe à personne les difficultés pratiques d’une telle
solution (Frédéric Peltier, Les fondements juridiques de la pratique des dates
de jouissance en matière d’émission d’actions nouvelles (Bulletin Joly
Sociétés, fév. 1992, p.135 et s.)
La
jurisprudence comparée. La Cour
de cassation française qui avait longtemps fait sienne la même solution retenue
par notre Cour de cassation a fini par l’abandonner. La confusion résulte, selon
un auteur, d’une mauvaise appréhension, chez les juristes, de certaines données
comptables qui retentissait sur la fonction du capital social, mal distingué
des capitaux propres. (Reygrobellet A. op. cit.) La
jurisprudence françaiseest établie : « le droit aux dividendes
appartient à celui qui est associé au jour de la décision de l’assemblée
générale de distribuer tout ou partie des bénéfices réalisés au cours de
l’exercice. » (Cass.
com., 9 juin 2004, Droit et patrimoine, nº134, 1erfévrier 2005). En
cas de décès d’un associé, les dividendes non mis en distribution ne sont pas
dans l’actif successoral et ne peuvent être pris en compte dans le calcul des
droits de succession.
Le droit boursier. Le droit boursier consacre cette solution. Ainsi, « le montant mis en paiement d'un coupon
de dividende ou d'intérêt est déduit, le jour de son détachement, du
courslimité fixé par le donneur d'ordre, sauf instruction contraire de sa part. »(Art 95 al. 2 du RGB) L’idée
qui sous-tend la solution est que le coupon est dans le cours, tant qu’il n’est
pas détaché. « La déduction des montants des coupons des dividendes ou
intérêts est opérée par les intermédiaires en bourse ducours proposé
préalablement à l'entrée des ordres sur le support de cotation. » (Art
95 al. 2 du RGB).
Le droit comptable. En droit comptable, une entreprise qui détient une
participation dans une société, le dividende qu’elle reçoit est un gain. En
vertu de la N.C. n°3, relative aux revenus, le dividende est comptabilisé en gain « lorsque le droit de l'actionnaire au
dividende est établi, pour la somme revenant à l'entreprise au titre de sa
participation »
(n°20-c). Plus explicitement, « l'entreprise
est généralement capable de mesurer de façon fiable les revenus découlant de
l'utilisation de ses ressources par d'autres lorsque pour les dividendes, la
décision, de l'assemblée générale statuant sur la répartition des résultats de
la société dans laquelle la participation est détenue, permet à l'entreprise
d'estimer d'une façon fiable le
montant des dividendes à recevoir. » (n°21-c)
L’importance de la datation de la mise en distribution. En dernière analyse, la solution consacrée par l’arrêt
commenté doit être réservée à l’hypothèse où les dividendes étaient mis en
distribution à une date antérieure à la cession mais le cédant ne les aurait pas
encore perçus. Le cessionnaire ne pouvait pas se les attribuer. Le propriétaire
des titres en devient propriétaire dès la décision de mise en distribution. Le
terme fixé par l’assemblée générale pour leur paiement ou les retards de
paiement dus à l’insuffisance de trésorerie chez la société n’affectent pas le droit
du cédant. Seule la convention contraire des parties peut y déroger. La simple
indication que le cessionnaire est subrogé dans les droits et obligations du
cédant est insuffisante à exprimer cette convention contraire.
Le
dividende comme complément de prix. Si l’on admet que le droit au dividende ne naît
qu’avec la décision de l’assemblée générale, le cessionnaire acquiert le droit
aux dividendes même si la décision est intervenue le lendemain de la cession.
Seule une stipulation expresse contraire peut déroger à cette solution de droit
commun. Mais en ce cas, la somme prise en charge par l’acquéreur est un élément
du prix de cession des parts devant entraîner des conséquences fiscales
(Béatrice Thullier, note sous Cass. Com., 28 nov. 2006, Defrénois,
n°21, p. 1545).
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