L’indemnité
d’éviction dans la jurisprudence de la cour de cassation
Aspects
procéduraux (I)
L’article
7 de la loi n°77-37 du 25 mai 1977, réglant les rapports entre bailleurs et
locataires en ce qui concerne le renouvellement des baux d’immeubles ou de locaux
à usage commercial, industriel ou artisanal dispose, que « le bailleur
peut refuser le renouvellement du bail ». Il ajoute,
« toutefois, le bailleur devra, sauf exceptions prévues à l’article 8 et
suivants, payer au locataire évincé une indemnité dite d’éviction égale au
préjudice causé par le défaut de renouvellement ». Il précise enfin le
mode d’évaluation de l’indemnité qui « comprend notamment la
valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la
profession, augmentée des frais normaux de déménagement et de réinstallation,
ainsi que des frais normaux d’enregistrement pour un fonds de même valeur ».
A
défaut d’un règlement amiable entre les parties, ces sont les tribunaux qui
fixent le montant de l’indemnité d’éviction. Le contentieux est abandon. On n’expose
dans la présente chronique que les aspects procéduraux de la question ; les
méthodes d’évaluation de l’indemnité seront abordées au prochain numéro.
1) Le délai pour agir
Le
preneur, à qui est notifié un congé (art. 4) ou un refus de renouvellement (art.
5), peut le contester, en agissant en nullité, ou en tirer les conséquences en demandant
le paiement de l’indemnité d’éviction. A ces deux fins, il peut, à son choix,
présenter, dans la même instance, une demande principale en nullité et une
demande subsidiaire en paiement de l’indemnité ou engager deux instances parallèles
mais, dans ce cas, le juge saisi de l’action en paiement de l’indemnité
d’éviction ne sursoit pas à statuer dans l’attente du sort de l’action en
nullité. Le tribunal saisi de deux actions en nullité du congé et de paiement
d’une indemnité d’éviction peut décider la jonction des deux instances et se
prononcer par un seul jugement (Cass. n°1329 du 15 février 1979, Bulletin des
arrêts de la Cour de cassation 1980, 1, p. 74).
Le
tribunal saisi d’une demande en nullité du congé peut-être saisi d’une demande
reconventionnelle en validité du congé et d’une demande en expulsion mais il ne
peut prononcer l’expulsion s’il est établi que le locataire a agi en paiement
en paiement de l’indemnité d’éviction (Cass. n°4155 du 26 octobre 1981,
Bulletin des arrêts de la Cour de cassation 1981, 1, p. 340).
Le
preneur qui entend demander le paiement de l’indemnité d’éviction doit, selon
l’alinéa 1er de l’article 27, « saisir la juridiction
compétente dans le délai de trois mois de la notification du congé ». Le
même délai pour agir est prévu à l’al. 1er de l’article 30 lorsqu’il
s’agit d’un refus de renouvellement. C’est un délai de forclusion
sanctionné par la déchéance du droit. Le preneur étant présumé avoir renoncé à
l’indemnité d’éviction. Le délai n’est pas susceptible d’interruption ou de
suspension et son dépassement est relevé d’office par le juge (Cass. n°51867 du
12 avril 2018).
Le
délai de trois mois s’applique à la seule action en paiement de l’indemnité. Il
ne s’applique pas à l’action en nullité du congé ou du refus de renouvellement (Cass.
n°13235 du 22 juin 1982, Bull. 2, p. 180 ; Cass. 5612 du 3 mars 1983,
Bull. 1983, 1, p. 146).
C’est
un délai franc. Il expire le quatre-vingt-dixième jour suivant la date de la
notification du congé. L’action en paiement de l’indemnité est valablement
engagée lorsque l’assignation est délivrée le dernier jour, peu important si la
date de la première audience est postérieure (Cass. n°5236 du 21 oct. 1982,
Bull., 1983, 4, p. 188).
Le preneur qui laisse expirer le délai pour agir ne
peut se rattraper dans le cadre d’une action reconventionnelle en réponse à une
action principale engagée par le bailleur en expulsion (Cass. n°1386 du 1 avril
1978, Bull., 1979, 1, p. 147 ; Cass. n°4155 du 26 oct. 1981, Bull., 1981,
1, p. 340).
2) La compétence territoriale des tribunaux
Les
articles 27 et 30 ne traitent que du délai de l’action. Pour ce qui concerne la
compétence territoriale, la question est laissée en suspens puisqu’il est
seulement précisé que le preneur est appelé à saisir « la juridiction
compétente ». La question s’est posée en jurisprudence de savoir si l’action
relève de la compétence du tribunal du lieu de l’immeuble loué ou de celui du lieu
du domicile réel ou élu du défendeur ou encore, en présence d’une clause dans
le contrat, du tribunal choisi par les parties. La question est d’importance, car,
en cas d’erreur de saisine, un recours ultérieur devant la juridiction
compétente est vain ; il sera déclaré tardif, car survenu après expiration
du délai de forclusion. Le preneur qui saisit un tribunal incompétent perdra
pratiquement toute chance d’obtenir réparation.
Un
arrêt de la Cour de cassation n°60951 du 4 mai 2000 (http://www.cassation.tn),
rendu en chambres réunies, s’est prononcé en faveur de la compétence du
tribunal du lieu de l’immeuble. Selon l’arrêt, même si l’action en paiement de
l’indemnité d’éviction est une action personnelle et relève, en droit commun,
de la compétence du juge du domicile du défendeur (art. 30 du CPCC), la loi de
1977 y déroge en vertu du jeu combiné des articles 31, 27, 28 et 29 (a) et
de l’article 19 régissant l’indemnité d’éviction provisionnelle (b). A
notre humble avis, rien dans ces articles ne justifie une telle solution.
a) Une lecture erronée des articles 31, 27,
28 et 29 de la loi de 1977
L’hésitation
sur la compétence territoriale des tribunaux est le résultat de deux facteurs :
le silence des articles 27 et 30 d’une part, et la présence, d’autre part, de dispositions
de la loi de 1977 traitant précisément des questions procédurales. C’est en
premier lieu le cas de l’article 31 qui prévoit, que « toutes les
actions relatives à l’application de la présente loi autres que celles
visées aux articles 27 à 30 de la présente loi sont instruites et jugées
conformément aux dispositions de droit commun ». Nous allons essayer de
saisir la portée réelle du renvoi fait par cet article aux articles 27 à
30.
S’il
est vrai que l’article 31 excepte les actions visées à l’article 27, ce dernier
article, nous l’avons déjà vu (voir supra 1), ne pose qu’une seule règle
de procédure : elle concerne le délai pour agir, fixé à trois mois à compter de la notification
du congé. Deux conséquences découlent de l’article 31 dans ses rapports avec
l’article 27 : 1) le délai pour agir dans toute action qui n’est pas visée
par l’article 27 est régi par le droit commun ; 2) la compétence territoriale
des tribunaux dans toute action visée par l’article 27 n’est spécifiquement régie
ni par l’article 27 ni encore par l’article 31. C’est donc jusque-là le droit
commun qui s’applique sauf s’il est prévu aux articles 28 et 29 une solution
contraire.
L’article
28 traite exclusivement de la compétence des tribunaux pour les
contestations sur « le prix, la durée, les conditions accessoires, ou
toutes ces questions à la fois, du bail dont le renouvellement est accepté
par le bailleur. Ces contestations doivent être portées à la connaissance « du
président du tribunal de première instance du lieu de situation de l’immeuble
[loué] ». Le propre de l’article 28 est de poser à la fois une règle de compétence
d’attribution (celle du président du tribunal de première
instance) et une règle de compétence territoriale (celle lieu
de situation de l’immeuble). La solution de l’article 28 est d’ordre public
et ne peut souffrir d’une dérogation par voie conventionnelle (article 3 du
CPCC).
Mais
il faut observer que le champ d’application matériel de l’article 28 ne
recoupe que partiellement avec celui de l’article 27. En effet, ce dernier vise
trois sortes de conflits : 1) le conflit relatif aux motifs de
refus de renouvellement invoqués par le bailleur, 2) celui
relatif au paiement de l’indemnité d’éviction et 3) celui
relatif à la non acceptation des conditions proposées pour le nouveau bail.
C’est seulement ce dernier type de conflit qui est visé à l’article 28
Il relève de la
compétence du Président du Tribunal de 1ère instance du lieu de
l’immeuble. Il en découle, en vertu d’une application combinée des articles 31,
27 et 28, que l’action en paiement de l’indemnité d’éviction ne ressort pas de
la compétence du Président du tribunal de première instance du lieu de
situation de l’immeuble. Ce sont le juge de droit commun qui est compétent pour
la connaître.
Poursuivons maintenant notre lecture de l’article 29,
auquel renvoie l’article 31. Nous n’y voyons aucune une règle de procédure. Cet
article, est la suite de l’article 28. Il a pour objet de préciser deux
questions : 1) les conditions dans lesquelles les parties au litige poursuivent
leur relation contractuelle pendant l’instance relative à la contestation
relative aux conditions du renouvellement du bail (a. 1er) et 2) les
modalités d’application du jugement, devenu définitif (al. 2).
L’article 30 auquel renvoie l’article 31 reste, nous
l’avons déjà vu, étranger à la question qui nous occupe. La lettre de l’alinéa
1er nous dispense de tout commentaire. « Si le bailleur
refuse le renouvellement du bail aux conditions déterminées en application de
l’article 28 de la présente loi, le locataire devra, sous peine de déchéance,
saisir la juridiction compétente dans les trois mois de la notification du
refus de renouvellement ».
Il découle de l’analyse précédente, que contrairement
à ce qui a été retenu par l’arrêt des Chambres réunies, les articles 31, 27,
28, 29 et 30 ne réservent pas expressément une compétence juridictionnelle
dérogatoire en matière d’indemnité d’éviction.
b)
Une lecture
déformante de l’article 19
L’arrêt des Chambres réunies énonce qu’ « il découle
de l’article 19 que le propriétaire peut demander au locataire de quitter le
local avant de percevoir l’indemnité due à condition qu’il lui verse à titre
provisionnel une indemnité que fixe le président du tribunal du lieu de
situation de l’immeuble ; le juge se prononce dans les conditions prévues
à l’article 28 ; ainsi le tribunal du lieu de situation de l’immeuble est,
en vertu de ce renvoi, territorialement compétent pour connaître de l’indemnité
d’éviction définitive et pour déterminer la partie devant être versée à titre
provisionnel le tout dans le but d’une bonne administration de la justice et une
coordination des dispositions de la loi »
En
réalité, l’article 19 a une teneur bien différente : « aucun
locataire pouvant prétendre à l’indemnité d’éviction….ne peut être obligé de
quitter les lieux avant de l’avoir reçue, à moins que le propriétaire ne lui
verse une indemnité provisionnelle à fixer par le Président du Tribunal de 1ère
Instance, lequel sera saisi et statuera dans les conditions prévues
de l’article 28 de la présente loi ». Comme nous pouvons le constater,
la disposition ne consacre
qu’une règle de compétence d’attribution en ce sens que l’indemnité
provisionnelle est à fixer par le Président du Tribunal de 1ère Instance. Aucune mention
n’est faite à propos de la circonscription territoriale du Président du
tribunal. L’expression lieu de situation de l’immeuble ne figure pas dans
l’article 19 ; elle est de pure invention de la Cour de cassation. Si le
législateur avait entendu consacrer la même solution de l’article 28, il lui
suffirait d’y faire un renvoi. Le texte serait alors rédigé comme suit :
« aucun locataire pouvant prétendre à l’indemnité d’éviction….ne peut être
obligé de quitter les lieux avant de l’avoir reçue, à moins que le propriétaire
ne lui verse une indemnité provisionnelle à fixer comme indiqué à l’article 28
de la présente loi ». La Cour de cassation a commis un biais de lecture du
renvoi fait par l’article 19 à l’article 28. Ce renvoi est strictement limité aux
conditions de saisine du président et aux conditions dans lesquelles son
ordonnance est exécutée. En d’autres termes, par application combinée de
l’article 19 et 28, le Président du Tribunal de 1ère instance,
compétent territorialement dans les conditions de droit commun, statue sur la
demande d’indemnité provisionnelle en référé (article 28 al. 1er in
fine), dans le respect d’un délai de comparution de 8 jours au minimum
(article 28 al. 2) ; l’appel interjeté contre son ordonnance a un effet
suspensif (article 28 al. 2).
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