dimanche 4 avril 2021

L’indemnité d’éviction dans la jurisprudence de la Cour de cassation_L’évaluation de l’indemnité d’éviction (II)

 

L’indemnité d’éviction dans la jurisprudence de la Cour de cassation

L’évaluation de l’indemnité d’éviction (II)

L’article 7 de la loi n°77-37 du 25 mai 1977, réglant les rapports entre bailleurs et locataires en ce qui concerne le renouvellement des baux d’immeubles ou de locaux à usage commercial, industriel ou artisanal, met à la charge du bailleur le paiement au locataire évincé d’une indemnité dite d’éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement. L’indemnité, précise le texte, comprend « notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais normaux d’enregistrement pour un fonds de même valeur ». Cette indemnité est le prix à payer par le bailleur qui refuse le renouvellement du bail commercial, d’où l’expression que le locataire acquiert, sous certaines conditions, « la propriété commerciale ».

Seul le dommage consécutif au non-renouvellement est réparé. Aucune indemnité n’est due lorsque le non-renouvellement ne cause pas de préjudice au locataire. Cette hypothèse se vérifie quand le locataire n’a déjà plus de clientèle avant le congé ou quand il continue à exploiter sa clientèle. Dans une espèce (Cass. n°1841 du 6 déc. 1979, Bull. 1980, 2, p. 114), le locataire a vendu son fonds de commerce à l’acheteur qui ne l’a pas exploité. Ce dernier ne subit aucun préjudice du fait du non-renouvellement. Mais dans un autre arrêt (Cass. n°6175 du 2 juillet 1981, Bulletin. 1981, 1, p. 23), le locataire subit un préjudice du fait du non-renouvellement car il est démontré que ses deux autres locaux sont destinés l’un à la production, l’autre à l’entreposage et que le local pour lequel le renouvellement est refusé est destiné à la vente. Il n’est donc pas possible de réduire l’indemnité d’éviction.

Le locataire peut se maintenir dans les lieux jusqu’au paiement de l’indemnité d’éviction. L’article 19 de la loi n°77-37 permet au locataire d’exiger une provision sur l’indemnité d’éviction déterminée. Le bailleur peut exercer un droit de repentir qui lui permet de se soustraire au paiement de l’indemnité en offrant le renouvellement du contrat. Ce droit s’exerce, dans la quinzaine à partir du jour où la décision sera devenue définitive s'il s'agit d'une décision de première instance, ou du jour de l'arrêt s'il s'agit d'une décision d'appel à charge pour lui de supporter les frais de l'instance (Cass. n°3696 du 16 janvier 2001, Bulletin 2001, 1, p. 128 ; Cass. 64678 du 9 octobre 2019). Le droit de repentir ne peut être exercé qu'autant que le locataire est encore dans les lieux et n'a pas déjà loué ou acheté un autre immeuble.

L’indemnité d’éviction est appréciée par les juges du fond (Corinne Boismain, L’évaluation de l’indemnité d’éviction par les juges du fond, AJDI, 2012, p. 725). Le plus souvent, ils prennent l’avis d’un expert judiciaire (Gaëlle Deharo, Le rôle de l’expert judiciaire dans le calcul de l’indemnité d’éviction, AJDI, 2010, p. 361). La Cour de cassation rappelle que chaque fois où les juges du fond souhaitent s’écarter de l’avis exprimé par les experts judiciaires, ils sont tenus de motiver leur jugement (Cass. n°16346 du 2 novembre 1988, Bulletin 1988, 1, p. 13 ; Cass. n°34740 du 6 août 1992, Bulletin, 1992, 1, p. 13).

 

Du fait que le juge du fond dispose d’un pouvoir d’appréciation, la Cour de cassation limite le plus souvent son contrôle à la motivation des jugements (défaut total de motivation, défaut de réponse à conclusions, motifs contradictoires ou dubitatifs...). Néanmoins, il lui est arrivé de se prononcer sur des questions de droit. Nous essayons d’en rendre compte dans cette chronique en distinguant l’indemnité principale (1) et les indemnités accessoires (2).

 

1)    L’indemnité principale

L’indemnité principale « est égale à la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession ». L’article 7 présume que le non-renouvellement du bail entraîne la perte du fonds de commerce. La présomption est simple. Le bailleur peut apporter la preuve du contraire en soutenant que le fonds de commerce est transférable. Certaines activités, telles industrielles, de commerce de gros, de transport, ou de bureaux, sont indépendantes du lieu d’exploitation. Dans un tel cas, le non-renouvellement du bail ouvre droit à une indemnité de transfert égale à la valeur du bail qui est, rappelons-le, un élément du fonds de commerce (Cass. n°6794 du 2 décembre 1982, Bulletin 1983, 3, 147 ; Cass. n°6175 du 2 juillet 1981, Bulletin, 1981, 1, p. 23). Exceptionnellement, il arrive pour un fonds transférable, que l’indemnité d’éviction soit supérieure à la valeur du fonds en raison du caractère exceptionnel des locaux loués. De même pour un fonds non transférable, la valeur du droit au bail peut-être supérieure à la valeur du fonds dont l’exploitation est déficitaire.

La valeur marchande du fonds de commerce est sa valeur dans une vente de gré à gré. Un vendeur ou un acheteur négocie le prix de vente en tenant compte de l’évaluation qu’il fait du fonds. L’administration fiscale procède à une vérification de la valeur marchande d’un fonds de commerce à l’occasion d’un contrôle fiscal en matière des droits d’enregistrement. Le banquier dispensateur de crédit évalue la valeur du fonds de commerce pour les besoins d’un nantissement en garantie d’un crédit bancaire etc.

La valeur marchande du fonds de commerce est déterminée selon les usages de la profession. La loi n’impose aucune méthode d’évaluation. Les usages de la profession sont les règles de l’art. Dans les écoles de gestion, on enseigne les méthodes d’évaluation des entreprises. C’est de cela qu’il s’agit. Brièvement rappelées, les principales méthodes sont l’évaluation par le chiffre d’affaires (avec la difficulté de dire, selon les usages, s’il doit être calculé toute taxe comprise ou HTVA (Civ. 3e, 5 février 2014, D., 2014, obs. Yves Roquet, p. 420), l’évaluation par les bénéfices, la méthode des barèmes et l’évaluation par comparaison. Chaque méthode a ses vertus et limites (Xavier Delpach, Fonds de commerce, Encyclopédie Delmas, 2020/2021, p.356). Les experts judiciaires peuvent choisir d’autres méthodes ou la moyenne de plusieurs méthodes ou leur recoupement.

La Cour de cassation censure pour défaut de motif le juges du fond qui forfaitisent l’indemnité d’éviction (Cass. n° n°2712 du 7 juillet 1981, Bulletin, 1981, 1, p. 28).

Un arrêt de la Cour de cassation (Cass. n°57105 du 11 juin 2018), a soulevé d’une manière indirecte la possibilité donnée aux juges du fond d’adopter une méthode d’évaluation au lieu d’une autre. Le bailleur a critiqué, l’arrêt d’appel pour n’avoir pas évalué l’indemnité d’éviction à partir des données comptables en ce sens qu’il s’est refusé d’exiger du locataire qu’il produise ses déclarations fiscales au titre des trois derniers exercices et s’est contenté de la méthode de comparaison. Dans cet arrêt, la Cour de cassation approuve les juges d’appel qui ont estimé que l’article 7 n’exige pas de se référer aux déclarations fiscales, ces dernières n’intéressent que les rapports du contribuable avec l’Administration. Dans un autre arrêt (Cass. n°58973 10 janvier 2019), la Cour de cassation estime qu’il y a lieu d’appliquer la méthode de comparaison et celle du chiffre d’affaires des trois derniers exercices ; elle censure l’arrêt d’appel pour avoir retenu comme élément de comparaison des locaux éloignés du local litigieux et pour n’avoir pas tenu compte du chiffre d’affaires annuel déclaré. Dans ces diverses espèces où les bailleurs exigent du locataire de produire ses déclarations fiscales, on appelle implicitement à l’application de la méthode du chiffre d’affaires ou des bénéfices. Mais il y a une confusion regrettable entre droit comptable et droit fiscal, entre résultat comptable et résultat fiscal. Il fallait plutôt viser l’article 465 du COC et les articles 11 et 13 du CC, qui permettent à une partie d’exiger la représentation des livres de commerce en justice.

2)    Les indemnités accessoires

 

Les juges tiennent compte de tout autre préjudice accessoire. L’article 7 de la loi de 77 cite explicitement les frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que les frais normaux d’enregistrement pour un fonds de même valeur. Les frais de déménagement et de réinstallation supposent que le fonds de commerce est transférable. Les tribunaux français ont admis l’action en remboursement du bailleur s’il est prouvé que le locataire ne s’est pas réinstallé ou qu’il n’a pas acquis un nouveau fonds de commerce (Cass. 3e civ., 28 mars 2019, D. 2019, obs. Patricia Haas, p. 693). L’autorité de la chose jugée ne peut être opposée lorsque des événements postérieurs sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice. 

La liste de l’article 7 n’est pas limitative. L’adverbe notamment permet d’étendre la réparation à d’autres chefs de dommage, tels les frais de rédaction des actes de mutation de fonds de commerce. Un expert judiciaire français (Jean-Pierre Dumur, Les indemnités accessoires dues par le bailleur au locataire évincé, AJDI, 2011, p. 201) a fait l’inventaire des indemnités accessoires régulièrement allouées par les juridictions françaises comme constitutives d'un préjudice réel découlant de l'éviction : frais de remploi, frais de  déménagement, frais de réinstallation, indemnité de double loyer, perte du stock liquidé, travaux d’agencement non amortis, indemnités de licenciement et autres coûts salariaux (Cass. n°64099 du 11 juin 2018), non commercial, licences et frais administratifs et trouble commercial. Sur ce dernier aspect, l’arrêt n°64099 précité est critiquable pour avoir approuvé les juges du fond qui ont accordé au locataire évincé une indemnité équivalente au manque à gagner deux ans, durée estimée nécessaire à la création d’un nouveau fonds équivalent et à la reprise normale de l’activité. Le trouble commercial est plutôt lié à la désorganisation que subit l'entreprise pendant la période de déménagement et de réinstallation ou l'arrêt d'exploitation. Par ailleurs, l’indemnité principale n’est pas destinée à créer un nouveau fonds mais à en acheter un autre.

Un arrêt de la Cour de cassation (n°57105 précité) a censuré la cour d’appel pour défaut de réponse à des conclusions relatives à la prise en compte des éléments matériels dans la détermination de la valeur du fonds de commerce. Aucune précision n’est fournie sur la consistance de ses éléments matériels. De toute façon, la censure pour défaut de motif ne préjuge en rien la solution au fond. Dans une autre espèce (Cass. n°64099 précité), on apprend que l’expert judiciaire a évalué les éléments matériels du fonds à une certaine somme ventilée entre éléments fixes et éléments amovibles. Le pourvoi remarque que plusieurs éléments matériels sont devenus des immeubles et ne peuvent être transférés ; il demande leur prise en considération dans la détermination du montant de la réparation. La Cour de cassation approuve l’arrêt d’appel qui considère que la valeur de ses éléments fixes est comprise dans la valeur du fonds de commerce. Les faits de l’espèce ne précisent pas s’il s’agit d’une construction sur le terrain d’autrui ou des réparations, améliorations ou transformation de locaux existants faits par le locataire régie par l’article 786 du COC.

 

Il arrive que le locataire construise des locaux sur l’immeuble loué (terrain nu ou centre commercial nouvellement construit où sont livrés des locaux bruts de décoffrage). Selon l’article 27 du CDR, tout qui s’unit et s’incorpore à un bien immeuble et appartient au propriétaire du bien par voie d’accession. L’article 36 du CDR pose des règles de droit commun régissant les conditions d’indemnisation du tiers constructeur. Sauf stipulation contraire dans le contrat, ces règles s’appliquent à la relation bailleur-locataire. En pratique le plus souvent le contrat de prévoit une clause d’accession sans indemnité au profit du bailleur en fin du bail ou à la fin de jouissance, c’est-à-dire pendant la durée du bail et ses renouvellements. Ces précisions sur la date de l’accession ne sont pas indifférentes que ce soit pour la fixation du loyer en cas de renouvellement du bail ou pour la détermination de l’indemnité d’éviction après renouvellement. Quand l’accession se réalise à la fin du bail, le bailleur propriétaire des locaux peut demander une augmentation du loyer en cas de renouvellement du bail. Le locataire qui reçoit congé après le renouvellement du contrat est en droit de réclamer les frais nécessaires à une réinstallation dans des conditions d’exploitation conformes aux lieux quittés (Cass. 3e civ., 13 sept. 2018, Revue des loyers 2018, p. 462, note Christine Lebel). En revanche, quand l’accession se réalise à la fin de jouissance, le locataire est censé être évincé d’un local non construit (Cass. 3e civ., 21 mai 2014, AJDI 2015, p. 120, obs._Chatellard Ph).

samedi 3 avril 2021

L’indemnité d’éviction dans la jurisprudence de la cour de cassation_Aspects procéduraux (I)

 

L’indemnité d’éviction dans la jurisprudence de la cour de cassation

Aspects procéduraux (I)

L’article 7 de la loi n°77-37 du 25 mai 1977, réglant les rapports entre bailleurs et locataires en ce qui concerne le renouvellement des baux d’immeubles ou de locaux à usage commercial, industriel ou artisanal dispose, que « le bailleur peut refuser le renouvellement du bail ». Il ajoute, « toutefois, le bailleur devra, sauf exceptions prévues à l’article 8 et suivants, payer au locataire évincé une indemnité dite d’éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement ». Il précise enfin le mode d’évaluation de l’indemnité qui « comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais normaux d’enregistrement pour un fonds de même valeur ».

A défaut d’un règlement amiable entre les parties, ces sont les tribunaux qui fixent le montant de l’indemnité d’éviction. Le contentieux est abandon. On n’expose dans la présente chronique que les aspects procéduraux de la question ; les méthodes d’évaluation de l’indemnité seront abordées au prochain numéro.

       1) Le délai pour agir

Le preneur, à qui est notifié un congé (art. 4) ou un refus de renouvellement (art. 5), peut le contester, en agissant en nullité, ou en tirer les conséquences en demandant le paiement de l’indemnité d’éviction. A ces deux fins, il peut, à son choix, présenter, dans la même instance, une demande principale en nullité et une demande subsidiaire en paiement de l’indemnité ou engager deux instances parallèles mais, dans ce cas, le juge saisi de l’action en paiement de l’indemnité d’éviction ne sursoit pas à statuer dans l’attente du sort de l’action en nullité. Le tribunal saisi de deux actions en nullité du congé et de paiement d’une indemnité d’éviction peut décider la jonction des deux instances et se prononcer par un seul jugement (Cass. n°1329 du 15 février 1979, Bulletin des arrêts de la Cour de cassation 1980, 1, p. 74).

Le tribunal saisi d’une demande en nullité du congé peut-être saisi d’une demande reconventionnelle en validité du congé et d’une demande en expulsion mais il ne peut prononcer l’expulsion s’il est établi que le locataire a agi en paiement en paiement de l’indemnité d’éviction (Cass. n°4155 du 26 octobre 1981, Bulletin des arrêts de la Cour de cassation 1981, 1, p. 340).

Le preneur qui entend demander le paiement de l’indemnité d’éviction doit, selon l’alinéa 1er de l’article 27, « saisir la juridiction compétente dans le délai de trois mois de la notification du congé ». Le même délai pour agir est prévu à l’al. 1er de l’article 30 lorsqu’il s’agit d’un refus de renouvellement. C’est un délai de forclusion sanctionné par la déchéance du droit. Le preneur étant présumé avoir renoncé à l’indemnité d’éviction. Le délai n’est pas susceptible d’interruption ou de suspension et son dépassement est relevé d’office par le juge (Cass. n°51867 du 12 avril 2018).

Le délai de trois mois s’applique à la seule action en paiement de l’indemnité. Il ne s’applique pas à l’action en nullité du congé ou du refus de renouvellement (Cass. n°13235 du 22 juin 1982, Bull. 2, p. 180 ; Cass. 5612 du 3 mars 1983, Bull. 1983, 1, p. 146).

C’est un délai franc. Il expire le quatre-vingt-dixième jour suivant la date de la notification du congé. L’action en paiement de l’indemnité est valablement engagée lorsque l’assignation est délivrée le dernier jour, peu important si la date de la première audience est postérieure (Cass. n°5236 du 21 oct. 1982, Bull., 1983, 4, p. 188).

Le preneur qui laisse expirer le délai pour agir ne peut se rattraper dans le cadre d’une action reconventionnelle en réponse à une action principale engagée par le bailleur en expulsion (Cass. n°1386 du 1 avril 1978, Bull., 1979, 1, p. 147 ; Cass. n°4155 du 26 oct. 1981, Bull., 1981, 1, p. 340).

       2)   La compétence territoriale des tribunaux

Les articles 27 et 30 ne traitent que du délai de l’action. Pour ce qui concerne la compétence territoriale, la question est laissée en suspens puisqu’il est seulement précisé que le preneur est appelé à saisir « la juridiction compétente ». La question s’est posée en jurisprudence de savoir si l’action relève de la compétence du tribunal du lieu de l’immeuble loué ou de celui du lieu du domicile réel ou élu du défendeur ou encore, en présence d’une clause dans le contrat, du tribunal choisi par les parties. La question est d’importance, car, en cas d’erreur de saisine, un recours ultérieur devant la juridiction compétente est vain ; il sera déclaré tardif, car survenu après expiration du délai de forclusion. Le preneur qui saisit un tribunal incompétent perdra pratiquement toute chance d’obtenir réparation.

Un arrêt de la Cour de cassation n°60951 du 4 mai 2000 (http://www.cassation.tn), rendu en chambres réunies, s’est prononcé en faveur de la compétence du tribunal du lieu de l’immeuble. Selon l’arrêt, même si l’action en paiement de l’indemnité d’éviction est une action personnelle et relève, en droit commun, de la compétence du juge du domicile du défendeur (art. 30 du CPCC), la loi de 1977 y déroge en vertu du jeu combiné des articles 31, 27, 28 et 29 (a) et de l’article 19 régissant l’indemnité d’éviction provisionnelle (b). A notre humble avis, rien dans ces articles ne justifie une telle solution.

      a)  Une lecture erronée des articles 31, 27, 28 et 29 de la loi de 1977

L’hésitation sur la compétence territoriale des tribunaux est le résultat de deux facteurs : le silence des articles 27 et 30 d’une part, et la présence, d’autre part, de dispositions de la loi de 1977 traitant précisément des questions procédurales. C’est en premier lieu le cas de l’article 31 qui prévoit, que « toutes les actions relatives à l’application de la présente loi autres que celles visées aux articles 27 à 30 de la présente loi sont instruites et jugées conformément aux dispositions de droit commun ». Nous allons essayer de saisir la portée réelle du renvoi fait par cet article aux articles 27 à 30.

S’il est vrai que l’article 31 excepte les actions visées à l’article 27, ce dernier article, nous l’avons déjà vu (voir supra 1), ne pose qu’une seule règle de procédure : elle concerne le délai pour agir,  fixé à trois mois à compter de la notification du congé. Deux conséquences découlent de l’article 31 dans ses rapports avec l’article 27 : 1) le délai pour agir dans toute action qui n’est pas visée par l’article 27 est régi par le droit commun ; 2) la compétence territoriale des tribunaux dans toute action visée par l’article 27 n’est spécifiquement régie ni par l’article 27 ni encore par l’article 31. C’est donc jusque-là le droit commun qui s’applique sauf s’il est prévu aux articles 28 et 29 une solution contraire.

L’article 28 traite exclusivement de la compétence des tribunaux pour les contestations sur « le prix, la durée, les conditions accessoires, ou toutes ces questions à la fois, du bail dont le renouvellement est accepté par le bailleur. Ces contestations doivent être portées à la connaissance « du président du tribunal de première instance du lieu de situation de l’immeuble [loué] ». Le propre de l’article 28 est de poser à la fois une règle de compétence d’attribution (celle du président du tribunal de première instance) et une règle de compétence territoriale (celle lieu de situation de l’immeuble). La solution de l’article 28 est d’ordre public et ne peut souffrir d’une dérogation par voie conventionnelle (article 3 du CPCC).

Mais il faut observer que le champ d’application matériel de l’article 28 ne recoupe que partiellement avec celui de l’article 27. En effet, ce dernier vise trois sortes de conflits : 1) le conflit relatif aux motifs de refus de renouvellement invoqués par le bailleur, 2) celui relatif au paiement de l’indemnité d’éviction et 3) celui relatif à la non acceptation des conditions proposées pour le nouveau bail. C’est seulement ce dernier type de conflit qui est visé à l’article 28  Il relève de la compétence du Président du Tribunal de 1ère instance du lieu de l’immeuble. Il en découle, en vertu d’une application combinée des articles 31, 27 et 28, que l’action en paiement de l’indemnité d’éviction ne ressort pas de la compétence du Président du tribunal de première instance du lieu de situation de l’immeuble. Ce sont le juge de droit commun qui est compétent pour la connaître.

Poursuivons maintenant notre lecture de l’article 29, auquel renvoie l’article 31. Nous n’y voyons aucune une règle de procédure. Cet article, est la suite de l’article 28. Il a pour objet de préciser deux questions : 1) les conditions dans lesquelles les parties au litige poursuivent leur relation contractuelle pendant l’instance relative à la contestation relative aux conditions du renouvellement du bail (a. 1er) et 2) les modalités d’application du jugement, devenu définitif (al. 2).

L’article 30 auquel renvoie l’article 31 reste, nous l’avons déjà vu, étranger à la question qui nous occupe. La lettre de l’alinéa 1er nous dispense de tout commentaire. « Si le bailleur refuse le renouvellement du bail aux conditions déterminées en application de l’article 28 de la présente loi, le locataire devra, sous peine de déchéance, saisir la juridiction compétente dans les trois mois de la notification du refus de renouvellement ».

Il découle de l’analyse précédente, que contrairement à ce qui a été retenu par l’arrêt des Chambres réunies, les articles 31, 27, 28, 29 et 30 ne réservent pas expressément une compétence juridictionnelle dérogatoire en matière d’indemnité d’éviction.

       b)    Une lecture déformante de l’article 19

L’arrêt des Chambres réunies énonce qu’ « il découle de l’article 19 que le propriétaire peut demander au locataire de quitter le local avant de percevoir l’indemnité due à condition qu’il lui verse à titre provisionnel une indemnité que fixe le président du tribunal du lieu de situation de l’immeuble ; le juge se prononce dans les conditions prévues à l’article 28 ; ainsi le tribunal du lieu de situation de l’immeuble est, en vertu de ce renvoi, territorialement compétent pour connaître de l’indemnité d’éviction définitive et pour déterminer la partie devant être versée à titre provisionnel le tout dans le but d’une bonne administration de la justice et une coordination des dispositions de la loi »

En réalité, l’article 19 a une teneur bien différente : « aucun locataire pouvant prétendre à l’indemnité d’éviction….ne peut être obligé de quitter les lieux avant de l’avoir reçue, à moins que le propriétaire ne lui verse une indemnité provisionnelle à fixer par le Président du Tribunal de 1ère Instance, lequel sera saisi et statuera dans les conditions prévues de l’article 28 de la présente loi ». Comme nous pouvons le constater, la disposition ne consacre qu’une règle de compétence d’attribution en ce sens que l’indemnité provisionnelle est à fixer par le Président du Tribunal de 1ère Instance. Aucune mention n’est faite à propos de la circonscription territoriale du Président du tribunal. L’expression lieu de situation de l’immeuble ne figure pas dans l’article 19 ; elle est de pure invention de la Cour de cassation. Si le législateur avait entendu consacrer la même solution de l’article 28, il lui suffirait d’y faire un renvoi. Le texte serait alors rédigé comme suit : « aucun locataire pouvant prétendre à l’indemnité d’éviction….ne peut être obligé de quitter les lieux avant de l’avoir reçue, à moins que le propriétaire ne lui verse une indemnité provisionnelle à fixer comme indiqué à l’article 28 de la présente loi ». La Cour de cassation a commis un biais de lecture du renvoi fait par l’article 19 à l’article 28. Ce renvoi est strictement limité aux conditions de saisine du président et aux conditions dans lesquelles son ordonnance est exécutée. En d’autres termes, par application combinée de l’article 19 et 28, le Président du Tribunal de 1ère instance, compétent territorialement dans les conditions de droit commun, statue sur la demande d’indemnité provisionnelle en référé (article 28 al. 1er in fine), dans le respect d’un délai de comparution de 8 jours au minimum (article 28 al. 2) ; l’appel interjeté contre son ordonnance a un effet suspensif (article 28 al. 2).

Les décomptes provisoires et le décompte définitif dans les marchés publics de travaux (II)

 

Les décomptes provisoires et le décompte définitif dans les marchés publics de travaux

II) Le décompte définitif

Contrairement aux décomptes provisoires, le décompte définitif a vocation à régler des situations qui n’évoluent plus et qui, sauf exception, engage irrévocablement les parties contractantes. Le solde d’un marché de travaux est arrêté à l’issue d’une procédure comportant plusieurs étapes (A). Des incidents peuvent se produire (B).

 

A)    Processus d’établissement du décompte définitif

 

a)     Projet de décompte définitif

L’entrepreneur dresse le projet de décompte définitif. Ce projet est accepté ou rectifié par le maitre d’œuvre. Le projet établi par le maitre d’œuvre et accepté par le chef du projet devient le décompte définitif.

 

Délai de production du projet de décompte définitif.

L’entrepreneur est tenu de transmettre son projet de décompte définitif au maître d’œuvre dans un délai de 45 jours à compter de la date de notification de la décision de réception provisoire des travaux. Un document adressé avant la réception des travaux ne peut être considéré comme un projet de décompte définitif.

 

Sanction en cas de retard dans la production du projet de décompte final.

En cas de retard dans la présentation du projet de décompte définitif, l’entrepreneur est passible d’une pénalité. Elle est 1/10.000 du montant du décompte. Cette pénalité est appliquée après un ordre de service rappelant à l'entrepreneur ses obligations et est calculées depuis la date limite fixée par l'ordre de service jusqu'à la remise effective du projet de décompte attendu.

 

Contenu et effets du projet de décompte définitif.

Le projet de décompte définitif établit le montant total des sommes auxquelles il peut prétendre du fait de l'exécution du marché dans son ensemble, les évaluations étant faites en tenant compte des prestations réellement exécutées.

 

Ce projet de décompte est établi à partir des prix de base comme les projets de décompte provisoire et comporte les mêmes parties que ceux-ci à l'exception des approvisionnements et des avances. Il est accompagné des cahiers des quantités prises en compte, effectués à partir des éléments contenus dans les constats contradictoires ainsi que le calcul, avec justification à l'appui, des coefficients de révision de prix si ces éléments et pièces n’ont pas été précédemment fournis.

 

L’entrepreneur est lié par les indications figurant au projet de décompte définitif établi par lui-même ainsi que sur le montant des intérêts moratoires éventuels. Dans le projet de décompte définitif l’entrepreneur doit récapituler les réserves qu’il a émises et qui n’ont pas été levées, sous peine de les voir abandonnées.

 

Projet de décompte définitif concurremment ou à la place du projet de décompte mensuel.

Deux possibilités s’offrent à l’entrepreneur pour obtenir le règlement des travaux exécutés au cours du dernier mois du chantier. 

 

Il peut établir un décompte mensuel afférent aux travaux et cela concurremment avec la production du décompte final. Le terme concurremment ne signifie pas simultanément car le décompte mensuel concerne les travaux exécutés en fin d’achèvement des travaux alors que le décompte final est nécessairement postérieur à la date de leur réception. Il peut ne fournir que le décompte final. Cette deuxième modalité peut retarder le paiement des sommes correspondant aux prestations effectuées au cours du mois précédant l’achèvement des travaux.

 

b)    Le décompte définitif

Le projet de décompte définitif établi, signé par le maître d’œuvre et accompagné du projet de décompte définitif établi par l’entrepreneur, si ce dernier a été modifié, est transmis au chef du projet.

 

Le projet de décompte définitif établi par le maître d’œuvre et accepté par le chef de projet devient le décompte définitif. Il doit être signé d’une autorité qualifiée. Cette autorité est la personne responsable du marché.

 

Dans le cas où le maître de l’ouvrage n’établit pas le décompte définitif, il appartient à l’entrepreneur, avant de saisir le juge, de mettre celui-ci en demeure d’y procéder. En revanche, lorsqu’il omet d’y apposer sa signature, l’entrepreneur peut saisir directement le juge.

 

Le décompte définitif, signé par le chef du projet doit être notifié à l’entrepreneur par ordre de service dans un délai fixé.

 

L’ordre de service irrégulier ou la notification irrégulière empêche le décompte définitif d’acquérir un caractère définitif. Si un décompte définitif irrégulièrement notifié ne peut donc devenir définitif, il doit néanmoins être contesté dans des conditions régulières.

 

Le retard dans la notification du décompte définitif n’entraine ni la nullité de ce décompte, ni son acceptation tacite. Elle ouvre cependant, au bénéfice de l’entrepreneur, droit à intérêts moratoires sur le solde du marché.

 

Signature du décompte définitif par le titulaire

A compter de la notification du décompte définitif, l’entrepreneur dispose d’un délai de 45 jours pour renvoyer au maître d’œuvre, revêtu de sa signature, sans ou avec réserves, ou faire connaître les raisons pour lesquelles il refuse de signer.

 

Si la signature est donnée sans réserve par le titulaire, il devient le décompte devient le décompte général et définitif du marché. La date de sa notification devient le point de départ du délai de paiement.

 

Dans le cas où l’entrepreneur n’a pas renvoyé au maître d’œuvre le décompte définitif signé, dans le délai de 45 jours ou encore dans le cas où ayant renvoyé dans ce délai, il n’a pas motivé son refus ou n’a pas exposé en détail les motifs de ses réserves en précisant le montant de ses réclamation, ce décompte définitif est réputé accepté par lui.

B)    Incidents dans l’établissement du décompte définitif

Ils tiennent à des faits du titulaire ou à des faits de l’administration contractante.

 

a)     Opposition de l’entrepreneur

L’entrepreneur peut refuser de signer, ce qui signifie un désaccord total, comme il peut signer avec réserves, ce qui implique un désaccord partiel.

 

Forme de l’opposition de l’entrepreneur.

Qu’il refuse de signer ou qu’il exprime des réserves, l’entrepreneur adresser un mémoire au maître d’œuvre. Le délai imparti est de 45 jours.

 

Le mémoire doit exposer les motifs du refus ou des réserves ; il doit également préciser le montant des sommes revendiquées. Le mémoire doit être accompagné des justifications nécessaires. Le mémoire reprend les réclamations déjà formulées antérieurement et qui n’ont pas fait l’objet d’un règlement définitif.

 

Effet de l’opposition de l’entrepreneur

La contestation du décompte définitif peut porter sur l’ensemble du compte ou sur certains éléments.

 

Si l’opposition est générale le décompte ne devient pas définitif. Les parties sont libres de former de nouvelles demandes relatives à l’exécution financière du contrat.

 

Si la contestation est partielle, l’entrepreneur est lié par son acceptation implicite des éléments du décompte sur lesquels ces réserves ne portent pas.

 

La suite réservée aux réclamations

Le règlement du différend intervient suivant les modalités indiquées à l’article 50 du CCAG. Il est prévu deux procédures selon que le différend est entre l’entrepreneur et le maître d’œuvre ou entre l’entrepreneur et le chef du projet.

 

Différend entre l’entrepreneur et le maître d’œuvre

Un différend peut survenir entre le maître d'œuvre et l'entrepreneur, sous la forme de réserves faites à un ordre de service ou sous toute autre forme. En ce cas, l'entrepreneur remet au maître d'œuvre, aux fins de transmission au chef du projet, un mémoire exposant les motifs et indiquant les montants de ses réclamations. Les réserves de l’entrepreneur sont susceptibles d’être confirmées lors de l’établissement du décompte définitif.

 

Une fois que ce mémoire a été transmis par le maître d'œuvre, avec son avis, au chef du projet, celui-ci notifie ou fait notifier à l'entrepreneur sa proposition pour le règlement du différend, dans un délai de quarante cinq jours à compter de la date de réception par le maître d'œuvre du mémoire de réclamation.

 

L'absence de proposition dans ce délai équivaut à un rejet de la demande de l'entrepreneur..

 

Lorsque l'entrepreneur n'accepte pas la proposition du chef du projet ou le rejet implicite de sa demande, il doit, sous peine de forclusion, dans un délai de trois mois à compter de la notification de cette proposition ou de l'expiration du délai de quarante cinq jours ci-dessus, le faire connaître par écrit au chef du projet en lui faisant parvenir, le cas échéant, aux fins de transmission au maître d'ouvrage, un mémoire complémentaire développant les raisons du refus.

 

Si dans le délai de trois mois à partir de la date de réception par le chef du projet de la lettre ou du mémoire de l'entrepreneur, aucune décision n'a été notifiée à l’entrepreneur, ou si celui-ci n'accepte pas la décision qui lui a été notifiée, l'entrepreneur peut saisir les juridictions compétentes. Il ne peut porter devant ces juridictions que les chefs et motifs de réclamations énoncés dans la lettre ou le mémoire remis au chef du projet.

 

Cette saisine pouvait s’effectuer sans condition de délai lorsque le maître de l’ouvrage n’avait pas pris position. En revanche, en cas de décision expresse de sa part, l’entrepreneur était, sous peine de forclusion, tenu de saisir le tribunal dans un délai de six mois suivant la notification de cette décision.

 

Différend opposant l’entrepreneur et le chef du projet

Si un différend survient directement entre le chef du projet et l'entrepreneur, celui-ci doit adresser un mémoire de réclamation au chef du projet aux fins de transmission au maître d'ouvrage.

 

Si l'entrepreneur ne donne pas son accord à la décision ainsi prise par le maître d’ouvrage, les modalités fixées par cette décision sont appliquées à titre de règlement provisoire du différend, le règlement définitif relevant des procédures, contentieuses.

 

Délai pour agir devant le tribunal administratif

Si, dans le délai de six mois à partir de la notification à l'entrepreneur de la décision prise par le maître d’ouvrage sur les réclamations auxquelles a donné lieu le décompte définitif du marché, l'entrepreneur n'a pas porté ses réclamations devant les juridictions compétentes, il est considéré comme ayant accepté ladite décision et toute réclamation est irrecevable.

 

Toutefois, le délai de six mois est suspendu en cas de saisine du comité consultatif de règlement amiable.

 

b)    Difficultés du fait de l’administration contractante

Elles sont liées à la réception avec réserves, à la résiliation du marché ou à l’inertie de l’administration contractante d’établir le décompte définitif.

 

Réception avec réserves

Compte tenu du caractère intangible du décompte général et définitif, le maître d’ouvrage doit s’abstenir de notifier le décompte général à l’entrepreneur. S’il le fait, il ne serait pas en droit de réclamer au titulaire les sommes correspondantes à la levée des réserves qu’il serait amené à débourser pour procéder lui-même à la levée des réserves. Le maître d’ouvrage peut cependant inscrire une somme provisionnelle au risque que celle-ci apparaisse inférieure au coût réel des réfactions.

 

Résiliation du marché aux torts de l’entrepreneur

L’établissement du décompte général et définitif est suspendu jusqu’à ce que le décompte général et définitif du marché de substitution soit établi. Le maître d’ouvrage peut cependant renoncer à conclure un marché de substitution auquel cas, il y a lieu d’établir le décompte général et définitif du marché résilié. Le titulaire d’un contrat ayant fait l’objet d’une résiliation peut saisir le juge du contrat afin de faire constater l’irrégularité ou le caractère infondé de cette mesure et demander en conséquence le paiement des sommes qui lui sont dues, sans attendre le règlement définitif du nouveau marché.

 

Inertie de l’administration contractante d’établir le décompte définitif

Le CCAG ne comporte aucune règle régissant cette situation. Le titulaire du marché ne pouvait que mettre le maître de l’ouvrage en  demeure d’établir le décompte et, en cas d’insuccès de cette démarche, saisir le juge pour qu’il procède à l’établissement de celui-ci.