L’indemnité d’éviction dans la
jurisprudence de la Cour de cassation
L’évaluation de l’indemnité d’éviction
(II)
L’article 7 de la loi n°77-37 du 25 mai 1977,
réglant les rapports entre bailleurs et locataires en ce qui concerne le
renouvellement des baux d’immeubles ou de locaux à usage commercial, industriel
ou artisanal, met à la charge du bailleur le paiement au locataire évincé d’une
indemnité dite d’éviction égale au préjudice causé par le défaut de
renouvellement. L’indemnité, précise le texte, comprend « notamment la
valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la
profession, augmentée des frais normaux de déménagement et de réinstallation,
ainsi que des frais normaux d’enregistrement pour un fonds de même valeur ».
Cette indemnité est le prix à payer par le bailleur qui refuse le
renouvellement du bail commercial, d’où l’expression que le locataire acquiert,
sous certaines conditions, « la propriété commerciale ».
Seul le dommage consécutif au non-renouvellement est
réparé. Aucune indemnité n’est due lorsque le non-renouvellement ne cause pas
de préjudice au locataire. Cette hypothèse se vérifie quand le locataire n’a
déjà plus de clientèle avant le congé ou quand il continue à exploiter sa
clientèle. Dans une espèce (Cass. n°1841 du 6 déc. 1979, Bull. 1980, 2, p.
114), le locataire a vendu son fonds de commerce à l’acheteur qui ne l’a pas
exploité. Ce dernier ne subit aucun préjudice du fait du non-renouvellement.
Mais dans un autre arrêt (Cass. n°6175 du 2 juillet 1981, Bulletin. 1981, 1, p.
23), le locataire subit un préjudice du fait du non-renouvellement car il est
démontré que ses deux autres locaux sont destinés l’un à la production, l’autre
à l’entreposage et que le local pour lequel le renouvellement est refusé est destiné
à la vente. Il n’est donc pas possible de réduire l’indemnité d’éviction.
Le locataire peut se maintenir dans les lieux jusqu’au
paiement de l’indemnité d’éviction. L’article 19 de la loi n°77-37 permet au
locataire d’exiger une provision sur l’indemnité d’éviction déterminée. Le
bailleur peut exercer un droit de repentir qui lui permet de se soustraire au
paiement de l’indemnité en offrant le renouvellement du contrat. Ce droit
s’exerce, dans la quinzaine à partir du jour où la décision sera devenue définitive
s'il s'agit d'une décision de première instance, ou du jour de l'arrêt s'il
s'agit d'une décision d'appel à charge pour lui de supporter les frais de
l'instance (Cass. n°3696 du 16 janvier 2001, Bulletin 2001, 1, p. 128 ;
Cass. 64678 du 9 octobre 2019). Le droit de repentir ne peut être exercé
qu'autant que le locataire est encore dans les lieux et n'a pas déjà loué ou
acheté un autre immeuble.
L’indemnité
d’éviction est appréciée par les juges du fond (Corinne Boismain, L’évaluation
de l’indemnité d’éviction par les juges du fond, AJDI, 2012, p. 725). Le plus
souvent, ils prennent l’avis d’un expert judiciaire (Gaëlle Deharo, Le rôle de
l’expert judiciaire dans le calcul de l’indemnité d’éviction, AJDI, 2010, p.
361). La Cour de cassation rappelle que chaque fois où les juges du fond
souhaitent s’écarter de l’avis exprimé par les experts judiciaires, ils sont
tenus de motiver leur jugement (Cass. n°16346 du 2 novembre 1988, Bulletin
1988, 1, p. 13 ; Cass. n°34740 du 6 août 1992, Bulletin, 1992, 1, p. 13).
Du fait
que le juge du fond dispose d’un pouvoir d’appréciation, la Cour de cassation
limite le plus souvent son contrôle à la motivation des jugements (défaut total
de motivation, défaut de réponse à conclusions, motifs contradictoires ou dubitatifs...).
Néanmoins, il lui est arrivé de se prononcer sur des questions de droit. Nous
essayons d’en rendre compte dans cette chronique en distinguant l’indemnité
principale (1) et les indemnités accessoires (2).
1)
L’indemnité
principale
L’indemnité principale « est égale à la valeur
marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession ».
L’article 7 présume que le non-renouvellement du bail entraîne la perte du
fonds de commerce. La présomption est simple. Le bailleur peut apporter la
preuve du contraire en soutenant que le fonds de commerce est transférable.
Certaines activités, telles industrielles, de commerce de gros, de transport,
ou de bureaux, sont indépendantes du lieu d’exploitation. Dans un tel cas, le
non-renouvellement du bail ouvre droit à une indemnité de transfert égale à la
valeur du bail qui est, rappelons-le, un élément du fonds de commerce (Cass.
n°6794 du 2 décembre 1982, Bulletin 1983, 3, 147 ; Cass. n°6175 du 2
juillet 1981, Bulletin, 1981, 1, p. 23). Exceptionnellement, il arrive pour un
fonds transférable, que l’indemnité d’éviction soit supérieure à la valeur du
fonds en raison du caractère exceptionnel des locaux loués. De même pour un
fonds non transférable, la valeur du droit au bail peut-être supérieure à la
valeur du fonds dont l’exploitation est déficitaire.
La valeur marchande du fonds de commerce est sa valeur
dans une vente de gré à gré. Un vendeur ou un acheteur négocie le prix de vente
en tenant compte de l’évaluation qu’il fait du fonds. L’administration fiscale
procède à une vérification de la valeur marchande d’un fonds de commerce à
l’occasion d’un contrôle fiscal en matière des droits d’enregistrement. Le
banquier dispensateur de crédit évalue la valeur du fonds de commerce pour les
besoins d’un nantissement en garantie d’un crédit bancaire etc.
La valeur marchande du fonds de commerce est
déterminée selon les usages de la profession. La loi n’impose aucune méthode
d’évaluation. Les usages de la profession sont les règles de l’art. Dans les
écoles de gestion, on enseigne les méthodes d’évaluation des entreprises. C’est
de cela qu’il s’agit. Brièvement rappelées, les principales méthodes sont
l’évaluation par le chiffre d’affaires (avec la difficulté de dire, selon les
usages, s’il doit être calculé toute taxe comprise ou HTVA (Civ. 3e, 5 février 2014,
D., 2014, obs. Yves Roquet, p. 420), l’évaluation par les bénéfices, la méthode
des barèmes et l’évaluation par comparaison. Chaque méthode a ses vertus et
limites (Xavier Delpach, Fonds de commerce, Encyclopédie Delmas, 2020/2021,
p.356). Les experts judiciaires peuvent choisir d’autres méthodes ou la moyenne
de plusieurs méthodes ou leur recoupement.
La Cour de cassation censure pour défaut de motif le
juges du fond qui forfaitisent l’indemnité d’éviction (Cass. n° n°2712 du 7
juillet 1981, Bulletin, 1981, 1, p. 28).
Un arrêt de la Cour de cassation (Cass. n°57105 du 11
juin 2018), a soulevé d’une manière indirecte la possibilité donnée aux juges du fond d’adopter une méthode
d’évaluation au lieu d’une autre. Le bailleur a critiqué, l’arrêt d’appel pour
n’avoir pas évalué l’indemnité d’éviction à partir des données
comptables en ce sens qu’il s’est refusé d’exiger du locataire qu’il
produise ses déclarations fiscales au titre des trois derniers exercices et
s’est contenté de la méthode de comparaison. Dans cet arrêt, la Cour de
cassation approuve les juges d’appel qui ont estimé que l’article 7 n’exige pas
de se référer aux déclarations fiscales, ces dernières n’intéressent que les
rapports du contribuable avec l’Administration. Dans un autre arrêt (Cass.
n°58973 10 janvier 2019), la Cour de cassation estime qu’il y a lieu
d’appliquer la méthode de comparaison et celle du chiffre d’affaires des trois
derniers exercices ; elle censure l’arrêt d’appel pour avoir retenu comme
élément de comparaison des locaux éloignés du local litigieux et pour n’avoir
pas tenu compte du chiffre d’affaires annuel déclaré. Dans ces diverses espèces
où les bailleurs exigent du locataire de produire ses déclarations fiscales, on
appelle implicitement à l’application de la méthode du chiffre d’affaires ou
des bénéfices. Mais il y a une confusion regrettable entre droit comptable et
droit fiscal, entre résultat comptable et résultat fiscal. Il fallait plutôt
viser l’article 465 du COC et les articles 11 et 13 du CC, qui permettent à une
partie d’exiger la représentation des livres de commerce en justice.
2)
Les
indemnités accessoires
La liste de l’article 7 n’est pas limitative.
L’adverbe notamment permet d’étendre la réparation à d’autres chefs de
dommage, tels les frais de rédaction des actes de mutation de fonds de
commerce. Un expert judiciaire français (Jean-Pierre Dumur, Les indemnités
accessoires dues par le bailleur au locataire évincé, AJDI, 2011, p. 201) a
fait l’inventaire des indemnités accessoires régulièrement allouées par les
juridictions françaises comme constitutives d'un préjudice réel découlant de
l'éviction : frais de remploi, frais de déménagement, frais de
réinstallation, indemnité de double loyer, perte du stock liquidé, travaux
d’agencement non amortis, indemnités de licenciement et autres coûts salariaux
(Cass. n°64099 du 11 juin 2018), non commercial, licences et frais
administratifs et trouble commercial. Sur ce dernier aspect, l’arrêt n°64099 précité
est critiquable pour avoir approuvé les juges du fond qui ont accordé au
locataire évincé une indemnité équivalente au manque à gagner deux ans, durée
estimée nécessaire à la création d’un nouveau fonds équivalent et à la reprise
normale de l’activité. Le trouble commercial est plutôt lié à la
désorganisation que subit l'entreprise pendant la période de déménagement et de
réinstallation ou l'arrêt d'exploitation. Par ailleurs, l’indemnité principale
n’est pas destinée à créer un nouveau fonds mais à en acheter un autre.
Un
arrêt de la Cour de cassation (n°57105 précité) a censuré la cour d’appel pour
défaut de réponse à des conclusions relatives à la prise en compte des éléments
matériels dans la détermination de la valeur du fonds de commerce. Aucune
précision n’est fournie sur la consistance de ses éléments matériels. De toute
façon, la censure pour défaut de motif ne préjuge en rien la solution au fond.
Dans une autre espèce (Cass. n°64099 précité), on apprend que l’expert
judiciaire a évalué les éléments matériels du fonds à une certaine somme
ventilée entre éléments fixes et éléments amovibles. Le pourvoi remarque que
plusieurs éléments matériels sont devenus des immeubles et ne peuvent être
transférés ; il demande leur prise en considération dans la détermination
du montant de la réparation. La Cour de cassation approuve l’arrêt d’appel qui
considère que la valeur de ses éléments fixes est comprise dans la valeur du
fonds de commerce. Les faits de l’espèce ne précisent pas s’il s’agit d’une
construction sur le terrain d’autrui ou des réparations, améliorations ou
transformation de locaux existants faits par le locataire régie par l’article
786 du COC.
Il
arrive que le locataire construise des locaux sur l’immeuble loué (terrain nu
ou centre commercial nouvellement construit où sont livrés des locaux bruts de
décoffrage). Selon l’article 27 du CDR, tout qui s’unit et s’incorpore à un
bien immeuble et appartient au propriétaire du bien par voie d’accession.
L’article 36 du CDR pose des règles de droit commun régissant les conditions
d’indemnisation du tiers constructeur. Sauf stipulation contraire dans le
contrat, ces règles s’appliquent à la relation bailleur-locataire. En pratique
le plus souvent le contrat de prévoit une clause d’accession sans indemnité au
profit du bailleur en fin du bail ou à la fin de jouissance,
c’est-à-dire pendant la durée du bail et ses renouvellements. Ces précisions
sur la date de l’accession ne sont pas indifférentes que ce soit pour la
fixation du loyer en cas de renouvellement du bail ou pour la détermination de
l’indemnité d’éviction après renouvellement. Quand l’accession se réalise à la
fin du bail, le bailleur propriétaire des locaux peut demander une augmentation
du loyer en cas de renouvellement du bail. Le locataire qui reçoit congé après
le renouvellement du contrat est en droit de réclamer les frais nécessaires à
une réinstallation dans des conditions d’exploitation conformes aux lieux
quittés (Cass. 3e civ., 13 sept. 2018, Revue des loyers 2018, p. 462, note
Christine Lebel). En revanche, quand l’accession se réalise à la fin de
jouissance, le locataire est censé être évincé d’un local non construit (Cass.
3e civ., 21 mai 2014, AJDI 2015, p. 120, obs._Chatellard Ph).