Le droit préférentiel de souscription
en cas de conversion d’une créance en capital
Nous
prolongeons dans la présente chronique le thème de la capitalisation des créances
que nous avons abordé dans un numéro précédent sous l’angle particulier du
sauvetage de l’entreprise en difficulté. Nous examinons à présent, en partant
d’un jugement de la Cour d’appel de Tunis (CA. Tunis, n°74513 du 25 février
2016, inédit), le jeu du droit préférentiel de souscription en cas d’une
émission d’actions en numéraire à libérer par compensation de créance certaine,
liquide et exigible. Dans le jugement cité, la Cour d’appel a refusé, d’une
manière inattendue, d’annuler une augmentation du capital d’une société anonyme
par apport en numéraire libéré par compensation de créances réservée à certains
créanciers de la société sans que la procédure de suppression du droit
préférentiel de souscription ait été suivie.
Les juges
de premier degré (Trib. Ben Arous, n°26386 du 13 novembre 2013, inédit) avaient
débouté les demandeurs de leur action en nullité motif pris de l’expiration du délai
d’agir que le tribunal l’estime à une année en application de l’article 290 du CSC.
Leur jugement est à bon droit censuré par la Cour d’appel. L’article 290 du CSC
n’est manifestement pas applicable car les demandeurs n’assoient pas la nullité
sur l’abus de majorité ou sur la violation d’une stipulation statutaire, mais
sur la violation d’une disposition légale consacrant au profit des actionnaires
un droit préférentiel de souscription en cas d’augmentation de capital en numéraire.
Les
apports en société sont classés en trois catégories : les apports en
numéraire, les apports en nature et les apports en industrie (art. 5 CSC). Dans
une société anonyme, seuls sont admis les deux premiers (art. 160, 161 et 166
CSC). Quand une personne souscrit au capital d’une société en apportant du
numéraire, elle reçoit des actions de numéraires et quand elle souscrit en apportant
un autre bien, elle reçoit des actions d’apport (art. 316 CSC). La distinction
de ces deux sortes d’apports présente divers intérêts juridiques dont l’un touche
au droit préférentiel de souscription. Dans le jugement objet de notre
commentaire, la Cour d’appel a refusé de voir dans l’augmentation de capital
par compensation des créances une augmentation de capital en numéraire
justifiant la mise en œuvre du droit préférentiel de souscription. Son jugement
a de quoi inquiéter les puristes du droit des sociétés commerciales.
1)
La
libération par compensation d’apports de numéraire n’évince pas le droit
préférentiel de souscription
Les
apports en numéraire portent sur une somme d’argent. Quand il s’agit d’une
augmentation de capital par des ressources nouvelles en espèces, l’article 296
CSC reconnaît aux actionnaires,
proportionnellement au montant de leurs actions, un droit de préférence à la souscription des actions émises pour
réaliser une augmentation du capital. Un pendant à ce droit existe quand il
s’agit d’une augmentation de capital de numéraire à réaliser par incorporation
des réserves et/ou des primes. Les actionnaires bénéficient dans ce cas, proportionnellement
à leurs parts dans le capital, d’un droit
d’attribution d’actions gratuites.
La
loi précise les conditions d’exercice du
droit préférentiel de souscription, qui se fait à titre irréductible
(art. 296 CSC) et à titre réductible (art. 297 CSC) ainsi que les conditions
de sa suppression, qui se fait non par une clause
statutaire, ce qui est interdit (art. 296 CSC), mais par une délibération de
l’assemblée générale extraordinaire statuant sur rapport du conseil
d’administration et du commissaire aux comptes, dans les mêmes conditions de quorum
et de majorité pour décider ou autoriser l’augmentation de capital (art 300),
étant entendu que la suppression de ce droit préférentiel ne doit pas être
confondue à la renonciation à son exercice, laquelle a un caractère individuel
(art. 296 in fine CSC).
En souscrivant
à une augmentation de capital en numéraire, le souscripteur, débiteur d’une
somme d’argent, doit effectuer paiement pour éteindre sa dette. Il peut le
réaliser selon deux modes possibles. Ou bien par versement d’espèces, ayant
cours légal (art 259 COC), ou bien par compensation de créances (art. 316 CSC),
celle-ci étant un mode général d’extinction des obligations (art. 369 COC). La
compensation suppose que les parties (dans notre cas la société et le
souscripteur) soient réciproquement et personnellement créancières et
débitrices l’une de l’autre.
La
libération par compensation est prévue en droit des sociétés à l’article 292
CSC, qui exige que la créance à compenser avec l’apport soit certaine, liquide
et exigible ; à l’article 305 CSC, qui exige un arrêté des comptes par le
conseil d’administration certifié par le commissaire aux comptes et à l’article
316 CSC, qui exige une libération intégrale de l’apport promis.
La faculté
de libération par compensation est de principe, mais elle n'est pas d'ordre
public. Elle peut être supprimée, conventionnellement, par décision expresse de
l'assemblée générale extraordinaire en exigeant un versement en espèces.
Le
droit préférentiel de souscription ne doit pas être remis en cause par le
mécanisme de la compensation. Car dans tous les cas d’apport de sommes nouveau,
il y a souscription d’une somme monétaire. Seul le mode de paiement change et
cela intervient tout à la fois après délibération de l’assemblée générale et
après la naissance de l’obligation par la signature du bulletin de
souscription. Cette analyse est d’ailleurs confirmée par les
règles relatives aux obligations convertibles en actions. Une société anonyme
peut émettre des obligations convertibles donnant droit au porteur d’opter à la
conversion des obligations en actions. La technique de la conversion est assise
sur le mécanisme de la compensation. Etant un créancier dans un emprunt
obligataire, le porteur peut choisir de devenir actionnaire et libère sa dette
d’apport, de numéraire, par compensation de sa créance sur la société.
L’exercice de l’option de conversion se traduit par augmentation de capital,
réservée par définition à l’obligataire. Comme une telle conversion remet en
cause le droit préférentiel de souscription des actionnaires, l’article 341 du CSC énonce que « l'autorisation
par l’assemblée générale extraordinaire d’émettre des obligations convertible
comporte renonciation expresse des actionnaires à leur droit préférentiel de souscription aux
actions qui seront émises par conversion des obligations. ».
La
Cour d’appel qui a exclu le droit préférentiel de souscription en cas de
libération par compensation des actions souscrites a tout simplement violé la
loi. Les sociétés seraient prudentes de procéder en deux étapes : d’abord
voter la résolution d’augmentation de capital en numéraire et ensuite de voter
la suppression du droit préférentiel de souscription et de réserver les actions
nouvelles (totalement ou partiellement) à certains des créanciers de la
société. Le vote d’une seule résolution est inefficace car on ne peut supprimer
le droit de préférentiel que si d’abord il existe. Il existe un instant de
raison quand on procède au vote de deux résolutions successives.
2) Éviction du droit préférentiel de souscription par la procédure de l’apport en nature
On
peut éluder le droit préférentiel de souscription si on se place sous le régime
de l’apport en nature (art. 296 CSC a
contrario). Mais dans ce cas, il faudrait suivre la procédure d’évaluation
de l’apport par un commissaire aux apports (art. 306 CSC). Un auteur (Raphaelle Besnard Goudet, actions. - Obligation de paiement
du non-versé, fasc. 1855, JurisClasseur Banque - Crédit – Bourse) français
raisonnant sur des textes équivalents aux textes tunisiens, a toutefois noté que « le choix de cette méthodes pourrait cependant être contesté
en justice s'il apparaissait, compte tenu notamment des circonstances dans
lesquelles la décision a été prise qu'elle a eu en fait pour objet de priver
les actionnaires d'un de leurs droits ». Il a ajouté que selon certains
auteurs, « il n'est [..] pas établi que le Code de commerce ouvre vraiment
une alternative car il n'envisage que la voie de la compensation. »
Nous
recommandons ainsi par prudence aux lecteurs de respecter le droit préférentiel
de souscription des autres actionnaires (art. 296 CSC al. 1er) sauf
à les faire renoncer à ce droit (art. 296 CSC in fine) ou suivre la
procédure de sa suppression (art. 300 CSC). Il est à parier que le
jugement de la Cour d’appel serait cassé par la Cour de cassation.