Le changement du lieu de travail
Problématique. L’employeur dans une entreprise de gardiennage peut-il décider du changement du lieu du travail d’un salarié de Tunis à Ben Arous ? Ce dernier a-t-il le droit de refuser ou du moins d’exiger le respect de certaines conditions de mise en œuvre (absence d’un volontaire qui accepte la nouvelle affectation, respect de certains critères de choix du salarié devant subir le changement, tels que l’ancienneté dans l’entreprise, la condition familiale, la résidence et les fonctions syndicales, et la prise en charge des frais directs liés au changement de lieu) C’est à ces questions que la Cour d’appel de Tunis a répondu dans un jugement inédit n°86147 en date du 4 mai 2017. Elle infirme un jugement de premier ressort rendu en faveur de l’employeur qui a considéré que le salarié n’a pas été licencié mais a refusé d’obtempérer à l’ordre de rejoindre le nouveau poste d’affectation.
Le jugement d’appel infirmatif s’est appuyé sur l’article 36 de la Convention collective sectorielle des entreprises de gardiennage, de sécurité et de transport de fonds qui prévoit que : « Le changement de résidence ou mutation ne peut être décidé que par nécessité de service et dans le cas où il n’existe pas de volontaires parmi les travailleurs remplissant les conditions requises. Dans ce cas, il sera tenu compte de l’ancienneté du travailleur, de ses conditions familiales et d’habitation ainsi que de ses responsabilités syndicales. Dans tous les cas, tous les frais engendrés directement par cette mutation ou le changement de résidence seront à la charge de l’employeur (art. 36, modifié par l’avenant n° 3, tel qu’approuvé par l’arrêté du ministre des affaires sociales du 14 juillet 1999). » Ledit article 36 est en réalité une reprise littérale de l’article 22 de la Convention collective cadre. A supposer donc qu’il n’existe pas une convention collective sectorielle applicable à une activité déterminée ou qu’une convention collective spécifique ne prévoit pas une stipulation expresse à la question du changement du lieu de travail, l’article 22 de la Convention collective cadre a vocation à s’appliquer. Il est donc particulièrement intéressant d’étudier dans la présente chronique la question générale du changement du lieu du travail au sein de la même entreprise.
Dans l’absolu, on peut envisager deux hypothèses relativement à la définition du lieu du travail dans un contrat de travail individuel. Les parties peuvent expressément indiquer le lieu de travail dans le contrat. Certes, il peut exister une difficulté d’interprétation du contrat pour savoir si les parties ont voulu en faire un élément de leur accord ou lui donner la valeur d’un simple élément d’information, c’est-à-dire sans réelle valeur obligatoire. En France, la Cour de cassation pose le principe que l’indication du lieu de travail dans le contrat est en principe informationnelle (Cass. soc., 3 juin 2003, Bull. civ. 2003, V, n° 185) sauf s’il résulte de l’expression du contrat qu’elle a une valeur obligatoire. En fin de compte tout se ramène à une interprétation du contrat. Mais dans les cas les plus fréquents, le lieu du travail n’est pas indiqué ; soit qu’il y a un écrit mais il est lacunaire soit que le contrat est verbal pour lequel il est difficile de rapporter la preuve d’un accord précis concernant le lieu de travail. Dans l’hypothèse du silence du contrat, l’employeur peut-il décider unilatéralement en cours du contrat de changer l’affectation d’un salarié ? La réponse à cette question doit, à notre sens, partir d’une distinction entre un changement des conditions du travail et un changement du contrat de travail.
I- Changement du lieu du travail constitutif d’un changement des conditions de travail
Pouvoir de direction de l’employeur. Il est admis que le salarié, soumis à une relation de subordination juridique, doit se plier au pouvoir de l’employeur qui lui fixe les conditions dans lesquelles il doit exécuter les prestations promises. Le pouvoir de direction de l’employeur trouve assise dans l’article 6 du Code de travail. L’obligation d’obéissance du salarié est consacrée à l’article 10 du même code. Ce sont les deux faces de la même monnaie. Parmi les conditions possibles de travail qui sont du ressort de l’employeur, on trouve le choix des horaires et/ou du lieu du travail. L’employeur qui change les conditions relatives au lieu du travail ne change pas le contrat d’une manière unilatérale mais exerce ses prérogatives d’employeur dans le cadre du contrat. Mais toute la difficulté est de dire quelle est l’extension possible de ce pouvoir unilatéral de direction. Il ait des changements de quantité qui conduisent à un changement de nature. Il faut déterminer le seuil, la frontière du changement autorisé que l’employeur ne saurait dépasser sous peine de se voir reprocher de vouloir imposer une modification unilatérale du contrat.
L’identité de la zone géographique. La jurisprudence française comparée fixe la limite du pouvoir de direction de l’employeur dans la notion de « secteur géographique » Cass. soc., 16 déc. 1998, Bull. civ. 1998, V, n° 558. - Cass. soc., 3 mai 2006, n° 04-41.880 : Bull. civ. 2006, V, n° 158) Si le changement est circonscrit dans la limite du même secteur géographique initial de travail, le salarié se trouve dans l’obligation d’obtempérer à l’ordre de l’employeur. Il est vrai que le juge peut contrôler l’intérêt de l’entreprise à ce changement mais c’est un contrôle minimum car le juge ne peut substituer sa propre appréciation de l’intérêt de l’entreprise à celle de l’employeur. Le juge peut cependant sanctionner le détournement du pouvoir. L’employeur peut en effet être tenté d’imposer le changement du lieu du travail comme mesure disciplinaire, ce qui est interdit (Cass. com. 45707 du 19 Janv. 1995, Bulletin civ. 1995 I , p. 205).
L’appréciation de la zone géographique. La notion de secteur géographique est floue. C’est inévitable. Il appartient aux juges de fond de la déterminer au cas par cas, en fonction des données liées à la distance entre les deux lieux de travail, ancien et nouveau, l’existence de moyens de transport et la durée du trajet. Les juges doivent s’en tenir à une appréciation objective sans tenir de la condition spécifique de chaque salarié. L’avantage d’une appréciation objective et de permettre à l’employeur de traiter la question d’une manière collective et égalitaire sans discrimination (art. 5 CT). L’allongement de la durée du trajet et les contraintes causées au salarié, qui ne peut plus vaquer comme auparavant à certaines de ses occupations familiales, sont sans conséquence. Il en est de même pour les coûts additionnels qu’il peut supporter pour emprunt un nouveau moyen de transport. Les handicapés bénéficient cependant d’un traitement de faveur. L’appréciation objective de l’identité de la zone géographique doit se faire par comparaison du dernier lieu du travail et non du lieu initial. La Cour d’appel de Tunis dans l’espèce rapportée n’a pas suivi cette démarche et ne s’est pas prononcée sur la question de savoir si un changement du lieu d’affectation du centre de Tunis à Ben Arous constitue un changement du lieu du travail en dehors de la zone géographique initiale de travail. Elle a cru trouver appui dans l’article 36 de la Convention sectorielle en lui donnant un sens littéral qui n’est pas le sien.
II- Le changement du lieu de travail constitutif d’une modification unilatérale du contrat de travail
L’effet obligatoire du contrat de travail. Une entreprise peut avoir plusieurs établissements (succursales, points de vente, agences etc.) situés dans des lieux différents. Un entrepreneur de travaux ou une société de gardiennage exécute des prestations chez les entreprises clientes. Les salariés sont donc appelés à une certaine mobilité dans l’espace. La question est de savoir si l’employeur peut imposer un changement du lieu d’affectation en dehors de la zone géographique initiale.
La réponse est en principe négative car le contrat de travail a comme tout autre contrat une force obligatoire pour les deux parties. Il ne peut être modifié que de leur consentement mutuel (art. 242 COC). L’employeur ne peut donc changer le lieu de travail en dehors de la zone géographique sous prétexte d’utiliser son pouvoir de direction.
La clause de mobilité. La solution est certes rigide, car certaines entreprises ont besoin de s’adapter aux changements des conditions économiques. Elles ne peuvent le faire en notre matière que par l’insertion d’une clause de mobilité. Elle participe du même esprit qu’une clause d’adaptation dans les contrats de longue durée. La clause de mobilité permet d'imposer à un salarié une affectation en
dehors du secteur géographique sans que cela constitue une modification du contrat. Elle peut être insérée dans un contrat de travail individuel ou d’une convention collective. Mais étant une clause contractuelle, elle ne peut produire effet obligatoire que si elle réunit ses conditions de validité. Nous n’avons pas de jurisprudence tunisienne publiée en la matière. La jurisprudence française exige que la clause détermine avec précision la zone de mobilité. Une clause indéterminée est nulle et de nul effet (Cass. soc., 7 juin 2006, Bull. civ. 2006, V, n° 209). La solution doit être la même en droit tunisien car elle n’est qu’une application des principes généraux de validité des obligations contractuelles (art. 63 COC). L’exigence d’une détermination de la zone n’emporte pas interdiction de prévoir une zone de mobilité étendue à tout le territoire national. On peut même admettre une mobilité internationale, déterminée elle aussi.
L’exigence de détermination s’applique aussi à la clause de mobilité insérée dans une convention collective sectorielle, car celle-ci est d’un rang inférieur à une loi. Le salarié à qui on oppose une clause conventionnelle de mobilité peut invoquer l’exception de nullité pour indétermination de la zone. Dans l’espèce rapportée, la Cour d’appel de Tunis s’est méprise sur le sens et l’intérêt pratique de l’article 36 de la Convention collective sectorielle. Sa formulation négative ne doit pas occulter le sens voulu par les partenaires sociaux. L’employeur peut décider de changer du lieu de travail mais Il ne peut le faire que si l’intérêt de l’entreprise l’exige. Mais ainsi comprise la disposition conventionnelle est atteinte du vice d’indétermination de la zone de mobilité. C’est la même tare que recèle l’article 22 de la convention collective cadre. Sous réserve d’erreur ou d’oubli, toutes les clauses de mobilité prévues dans des conventions collectives sectorielles sont rédigées dans les mêmes termes. A l’heure actuelle, les employeurs gagneraient à sécuriser leurs relations de travail par des clauses de mobilité rédigées avec soin. Si les partenaires sociaux prennent conscience du problème et modifient les clauses de mobilité actuelles, l’effet de cette modification ne peut être étendu aux contrats de travail en cours (Cass. soc., 27 juin 2002, Bull. civ. 2002, V, n° 222) ou aux contrats de travail qui contractualisent le lieu du travail. Par ailleurs, l'employeur ne peut se prévaloir d'une clause de mobilité prévue par la convention collective qu'à la condition que le salarié ait été informé de l'existence et du contenu du texte conventionnel lors de son engagement (Cass. soc., 24 janv. 2008 : Bull. civ. 2008, V, n° 23). Dans tous les cas, le juge contrôle la mise en œuvre de la clause de mobilité contractuelle ou conventionnelle.
Publié in le Manager, Novembre 2017.