MARCHES PUBLICS
L’offre anormalement basse
1. - L’art 65 du décret de 2014 portant réglementation des marchés
publics dispose que « si une offre de prix est jugée anormalement basse,
l'acheteur public propose de la rejeter, et ce, après avoir demandé par écrit
les précisions qu'il juge utiles et après vérification des justifications
fournies. L’acheteur public informe le ministre chargé du commerce des offres
financières éliminées en raison des prix excessivement bas portant atteinte à
la concurrence loyale. Le ministre chargé du commerce peut saisir le conseil de
la concurrence d’une requête à l’encontre des soumissionnaires de ces offres
conformément aux dispositions de la loi n° 1991 -64 du 29 juillet 1991 relative
à la concurrence et aux prix. En cas d'urgence, le ministre chargé du commerce
peut requérir la prise des mesures provisoires citées à l'alinéa dernier de
l’article 11 de la loi n° 1991-64 du 29 juillet 1991 relative à la concurrence
et aux prix. »
2. - Ce texte vise les « offres de prix anormalement
basse » qu’il ne définit pas. Il se limite à préciser la procédure à
suivre par l’acheteur public. Ce dernier propose de rejeter l’offre après avoir
demandé par écrit les précisions qu’il juge utiles et après vérification des
justifications fournies. Cela signifie tout d'abord qu'une
entreprise ne peut voir son offre rejetée sans procédure de vérification.
3. - Dans un
arrêt du 29 mars 2012, la Cour européenne estime que le pouvoir adjudicateur
d'un appel d'offres doit demander des explications au candidat lorsque l'offre,
dans le cadre de la directive n°2004/18, semble contenir un prix anormalement
bas[1]. Une disposition similaire
figure à l’article 55 du code des marchés publics français[2].
Il prévoit que « Si une offre paraît anormalement basse, le pouvoir adjudicateur peut la rejeter par décision motivée après avoir demandé par écrit les précisions qu'il juge utiles et vérifié les justifications fournies. »[3]
4. - La solution consacrée par l’article 65 du décret de 2014 ne manque pas de fondement économique. On estime qu’elle poursuit deux objectifs complémentaires. Le dépôt par les soumissionnaires des offres les
plus basses possibles présente des risques tant pour la concurrence que pour la
collectivité publique. L’altération du jeu de la concurrence peut être l’œuvre
des entreprises puissantes qui sont tentées de casser les prix pour éliminer
les concurrents les plus faibles. Ces derniers pour survivre provisoirement
présentent des offres à n’importe quel prix. L’acheteur public s’expose à son
tour à des risques importants en confiant le marché à des entreprises en
difficultés prêtes à tout pour remporter des marchés. Elles seront alors
tentées de demander à l’acheteur public des rémunérations complémentaires ou,
plus grave encore, de compenser le prix de son offre en ayant recours, dans des
conditions illégales, à la sous-traitance ou à l'emploi de salariés non
déclarés. La disparition des concurrents sur le marché expose l’acheteur public
à la puissance des entreprises survivantes.[4]
5. – Les
auteurs du décret de 2014 ont saisi l’impact des offres anormalement basses
dans les marchés publics sur le jeu de la concurrence. Mais l’expression
utilisée n’est pas heureuse car il est fait renvoi à l’atteinte à la concurrence loyale alors qu’il
s’agit d’une plus profondément d’une pratique anticoncurrentielle, c’est-à-dire
une atteinte au marché. C’est cette atteinte qui justifie une saisine du
conseil de la concurrence[5]. De la sorte, la notion d’offre anormalement basse de la réglementation des marchés publics est une application spécifique de la notion de prix abusivement bas du droit de la concurrence.
6. - La mise
en œuvre de l’article 65 du décret de 2014 nécessite que soit identifiée
l’offre anormalement basse. Le texte ne donne aucune indication sur la méthode
à suivre.
7. - L’examen
de la jurisprudence comparée fait ressortir l'offre suspecte est celle qui
paraît fondée sur une sous-estimation significative du coût des prestations. Le
Conseil d'État français définit l'offre anormalement basse comme « une
offre dont le prix est manifestement sous-évalué, susceptible de compromettre
la bonne exécution du marché »[6]
Certains tribunaux administratifs énoncent que la procédure contradictoire a
pour objet de « vérifier la viabilité économique » de l'offre[7].
8. - La mise
en évidence de la sous-estimation s'opère généralement sur la base d'une
analyse comparative. A cet égard, l’acheteur public peut se fonder sur
plusieurs référentiels, tels l'estimation de l'administration, les propositions
des autres candidats, les moyennes nationales et les tarifs pratiqués par le
candidat lui-même ; les montants de marchés antérieurement conclus.
9. - Il a été
proposé de recourir à un critère mathématique pour identifier les offres
suspectes. Le recours à un critère mathématique consiste à déterminer un seuil
d'anomalie (par exemple l'offre est inférieure de plus de 50 % au prix des
autres offres) en deçà duquel les offres sont considérées comme suspectes,
déclenchant automatiquement le mécanisme de vérification.
10. - L’article 55 du Code des marchés publics
français a l’avantage de préciser les justifications que peut donner le
soumissionnaire au prix qu’il offre. Il s’agit de :
1° Les modes de fabrication des produits, les modalités de la prestation des services, les procédés de construction ;
2° Les conditions exceptionnellement favorables dont dispose le candidat pour exécuter les travaux, pour fournir les produits ou pour réaliser les prestations de services ;
3° L'originalité de l'offre ;
4° Les dispositions relatives aux conditions de travail en vigueur là où la prestation est réalisée ;
5° L'obtention éventuelle d'une aide d'Etat par le candidat.
11. – La liste de justifications n'est pas exhaustive et le pouvoir adjudicateur « est tenu de prendre en considération l'intégralité des justifications avancées par l'entrepreneur avant d'adopter sa décision quant à l'admission ou au rejet de l'offre. »[8] En l'absence de justification ou lorsque le soumissionnaire garde le silence, le pouvoir adjudicateur doit rejeter l'offre.
12. – Après que les résultats de l’appel d’offres aient été rendus publics, le soumissionnaire non-retenu peut adresser à l’acheteur public et au Comité de suivi et de vérification deux requêtes de contestation.
13. – La demande adressée à l’acheteur public s’inscrit dans l’application de l’article 180 du décret de 2014. Il s’agit d’un recours gracieux. Le recours doit être exercé dans les cinq (5) jours ouvrables suivants la publication ou la notification de la décision du fait contesté. Le marché ne peut être signé qu'après l'expiration d'un délai de cinq (5) jours ouvrables à compter de la date de publication de l’avis d’attribution. En l’absence de décision rendue par l’autorité à l’origine de la décision contestée dans les cinq (5) jours ouvrables à compter de sa saisine, la requête est considérée comme rejetée.
14. - L’art 75 du décret de 2014 prévoit que les participants peuvent, au cours du délai de cinq jours visé à l’article 74 du décret, présenter une requête au titre des résultats de la mise en concurrence, auprès du comité de suivi et d’enquête des marchés publics. Le comité de suivi et d’enquête des marchés publics examine les décisions de rejet exprès ou implicite du recours gracieux prononcées par l’acheteur public. Le recours devant ce comité doit être exercé dans un délai de 5 jours à compter de la décision faisant grief. L’acheteur public doit conséquemment à ce recours suspendre les procédures de passation ou de notification du marché jusqu’à la réception de l’avis du comité.
Le comité de suivi et d'enquête des marchés publics rend sa décision dans un délai maximum de 20 jours ouvrables à compter de la date de la réception de la réponse de l’acheteur public accompagnée de tous les documents et éclaircissements demandés. Passé ce délai, la décision de suspension est levée.
En cas de décision constatant l’illégalité des procédures, l’acheteur public doit s’y conformer en prenant, dans les plus brefs délais, les mesures de nature à remédier aux défaillances constatées.
[1] CJUE, 29 mars 2012, SAG Slovensko e.a., aff. C-599/10, Europe mai 2012. Comm. 192, obs. Meister.
[2] Le décret d'application n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatifs aux marchés publics a pérennisé et précisé le régime des offres anormalement basses, notamment par l'extension de cette notion aux sous-traitants.
[3] Cette possibilité a été consacrée en droit communautaire dès les premières directives Marchés publics. Voir art. 55, dir. 2004/18/CE du 31 mars 2004.
[4] Laurent Seuro, L'offre anormalement basse dans le droit des marchés publics, AJDA 2014 p.204.
[5] L’expression loyauté dans la concurrence est reprise dans la loi n°2015-36 du 15 septembre 2015 portant réorganisation de la concurrence et les prix. Son art 5 in fine prohibe « toute offre de prix ou pratique de prix abusivement bas susceptible de menacer l’équilibre d’une activité économique et la loyauté de la concurrence sur le marché."Ce n’est pas exactement de la concurrence déloyale qu’il s’agit mais d’une déloyauté de la concurrence sur le marché. Il s’agit donc d’une pratique anticoncurrentielle qui relève de la compétence du Conseil de la concurrence (art 11 al. 3). A noter que l’interdiction des prix abusivement bas est entendue en droit tunisien plus largement qu’en droit français. Ce dernier prohibe les offres de prix ou pratiques de prix de vente aux consommateurs abusivement bas par rapport aux coûts de production, de transformation et de commercialisation, dès lors que ces offres ou pratiques ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'éliminer d'un marché ou d'empêcher d'accéder à un marché une entreprise ou l'un de ses produits. Comme on peut le constater en droit français, la prohibition n’est applicable que lorsqu’il s’agit d’une offre aux consommateurs. L’article 5 in fine de la loi 2015-36 a donc un champ d’application plus large. Il vise toute offre de prix à quelque personne que ce soit, y compris à un acheteur public.
[6] CE 29 mai 2013, Ministre de l’Intérieur c/Société Arteis, req. n° 366606, Contrats et marchés publ. Juillet 2013, n° 187, obs. W. Zimmer.
[7] TA Cergy-Pontoise, 26 janv. 2012, Société Paysage Clément, AJDA 2012. 1303.
[8] CJCE, 27 nov. 2001, Lombardini et Mantovani, aff. jointes C-285/99 et C-286/99, Rec. I. 9233, point 82.