Concurrence et arbitrage[1]
Présentation sommaire du droit de la concurrence. La loi du 29 juillet 1991, relative à la concurrence
et aux prix, complétée et modifiée par des textes subséquents, a été le premier
texte législatif encadrant d’une manière précise la concurrence sur le marché
intérieur tunisien[2]. Cette loi
est aujourd’hui abrogée et remplacée par la loi n°2015-36 du 15 septembre 2015,
portant refonte de la concurrence et des prix. Sommairement, la législation
tant ancienne que nouvelle contient deux séries de dispositions :
- Celles concourant à la protection du marché à
la quelle est attaché le contrôle des concentrations et le contrôle des comportements
associé à l’interdiction des ententes, l’exploitation abusive de
positions de domination ou de dépendance et la vente à un prix
abusivement bas.
- Celles concourant à la protection
des contractants et des concurrents. Il s’agit ici de
lutter contre les pratiques restrictives de la concurrence. Elles sont
interdites et pénalement sanctionnées indépendamment de leurs effets sur le
marché.
Il y aurait ainsi le grand et le petit droit de la
concurrence.
Le grand droit de la concurrence prévoit un double
contrôle du marché :
-
un
contrôle sur les structures du marché auquel est attaché le contrôle
des concentrations économiques ;
-
un
contrôle des comportements sur le marché auquel est attaché le contrôle
des ententes, de l’exploitation abusive de position dominante, de l’abus de
dépendance économique et des pratiques de prix abusivement bas.
Les deux types de contrôle présentent des spécificités
tant sur le plan des autorités qui en sont en charge que sur le plan des
sanctions.
Les autorités de contrôle ne sont pas les mêmes. Ainsi dans le cas d'une opération de concentration
économique, l'Autorité administrative, en l'occurrence le ministre chargé du
commerce, est compétente[3]. Alors que dans les cas des pratiques
anticoncurrentielles, c'est le Conseil de la concurrence qui intervient. Une
autre différence peut être relevée. Le contrôle des concentrations s'exerce
a priori[4] alors que celui des ententes et abus s'effectue ex
post.
Le contrôle a priori des concentrations débouche
soit sur une autorisation de l'opération, conditionnelle ou non, soit sur un
refus d'autorisation. Le non respect de la procédure de notification et
d’autorisation est sanctionné par une amende et la nullité de l’opération de
concentration sur le plan civil.
Le contrôle a posteriori des ententes et des
abus de domination ou de dépendance débouche sur une double sanction :
- répressive : sur ce point on notera que le
principe de droit pénal selon lequel un même fait ne peut donner lieu à deux
poursuites, est écartée. Selon l'article 43 de la loi de 15 septembre 2015, le Conseil
de la concurrence peut, indépendamment des peines prononcées par les
tribunaux répressifs, infliger une amende pécuniaire contre les
prévenus et leur adresser des injonctions de cessation.
- et civile par la déclaration de la nullité de
plein droit de tout engagement, convention ou clause contractuelle se rapportant
à l’une des pratiques prohibées et responsabilité pour tout dommage. Cet aspect
civil du contentieux de la concurrence est du ressort du juge étatique de droit
commun.
Limite au recours à l’arbitrage. Le Code de l’arbitrage (CA) définit les matières pour
lesquelles il est interdit de recourir à l’arbitrage pour la résolution des
conflits. On ne peut, selon l’article 7, compromettre dans les matières
touchant à l’ordre public. La question se pose si en application de l’article 7
CA une convention d’arbitrage ne peut donner compétence aux arbitres compétence
de trancher une question relevant du droit de la concurrence. La réponse que
l’on donne aujourd’hui est positive. Les litiges de la concurrence sont
arbitrables. Les divers systèmes juridiques admettent une telle solution. Ils
admettent que la violation des règles de droit de la concurrence peut recevoir
des sanctions civiles prononcées par les arbitres. La solution est identique
que le litige soit interne ou international. Cette solution étant acquise dans
son principe, il faudra examiner son étendue (I) et les difficultés d’application
de fond et procédurale qu’il y a lieu de résoudre (II).
I)
Le domaine de l’arbitrage en droit de la concurrence.
L’arbitrabilité du droit de la concurrence est
doublement limitée.
A)
La nature des sanctions pouvant être prononcées par
les arbitres.
Les pouvoirs de l’arbitre sont limités aux
aspects de droit privé liés au contentieux de la concurrence. Ils peuvent
prononcer la nullité d’un contrat ou la réparation d’un préjudice. Les arbitres
ne prononcent cependant pas des sanctions pénales ou administratives prenant la
forme d’amende ou d’injonction. Le juge répressif demeure donc compétent pour réprimer
les pratiques restrictives de la concurrence et le Conseil de la concurrence
demeure compétent pour sanctionner les pratiques anticoncurrentielles.
Sur ce dernier aspect, le Conseil de la
concurrence a récemment rappelé sa compétence pour sanctionner des pratiques
anticoncurrentielles alors même qu’il existe une clause compromissoire entre
les parties. Il l’a fait à deux reprises dans deux affaires d’abus de
dépendance économique. La victime avait présenté une requête au Conseil de la
concurrence contre une société qui avait rompu la relation d’affaires en
réaction à son refus d’accepter un projet de nouveau contrat qui remplacerait celui
en cours. Ce dernier contient une clause compromissoire.
Dans sa décision n°111276 du 16 janvier 2014, le
Conseil de la concurrence rejette l’exception d’incompétence par l’attendu
suivant : « Le présent litige rentre dans la compétence du Conseil
de la concurrence dans la mesure où il concerne des pratiques
anticoncurrentielles telles que déterminées par l’article 5 de la loi relative
à la concurrence et aux prix interdisant les entente, les concerts et les
accords exprès ou implicites ayant pour objet ou pour effet des atteintes à la
concurrence. » » (pp. 16-17)
Pour soutenir l’incompétence du Conseil de la
concurrence dans l’affaire n°131331 du 2 juillet 2015, la défenderesse a
invoqué l’existence d’une clause compromissoire pour tout litige survenu entre
les parties ainsi que le caractère civil du litige. Elle ajoute par ailleurs
qu’il existe une affaire civile pendante et le risque de prononcé de jugements
contradictoires. En réponse, le Conseil de la concurrence après avoir rappelé
l’article 7 du Code de l’arbitrage rejette l’exception d’incompétence : « attendu
que la loi sur la concurrence attribue compétence au Conseil de la concurrence chargé
de veiller à l’ordre public économique et sanctionner toutes les pratiques de
nature à entrainer un dysfonctionnement du marché ; l’exception
d’incompétence pour cette raison que la clause compromissoire est convenue au
contrat n’est pas justifiée ; il y a donc lieu de rejeter l’exception car la
question touche à l’ordre public que Conseil de la concurrence doit soulever
d’office. » (Page 12)
B)
Les matières de concurrence arbitrable.
Le droit de la concurrence connait deux types
de règles.
a) L’arbitrage dans les opérations de
concentration
Le contrôle des opérations de concentration économique
appartient au Ministre du commerce sur avis du Conseil de la concurrence. Il
est évident que les arbitres n’ont aucun pouvoir d’autoriser ou de refuser de
telles opérations, néanmoins ils peuvent être saisis, par voie d’action ou
d’exception, d’une question relative à la nullité d’un contrat pour défaut
d’autorisation administrative en application de la loi sur la concurrence et
les prix. La notification d’une opération de concentration peut être assortie
d'engagements destinés à atténuer les effets de la concentration sur la
concurrence. Les engagements servent essentiellement à éviter d’interdire
totalement l’opération lorsque des engagements peuvent être pris, sans remettre
en cause l’intérêt de l’opération, pour résoudre les problèmes de concurrence
soulevés par l’opération[5]. Or sur
ce point, il a été observé chez les parties intéressées peuvent
offrir unilatéralement de recourir à l’arbitrage en cas de conflit avec un
quelconque tiers. C’est une offre unilatérale d’arbitrage que les tiers peuvent
ou non accepter.
b) L’arbitrage dans les comportements
anticoncurrentiels
Les arbitres ont naturellement compétence pour examiner
les effets civils des pratiques anticoncurrentielles (entente et abus). Ils
peuvent annuler un contrat. Ils peuvent également prononcer des réparations au
profit des victimes de ces comportements.
II)
L’application du droit de la concurrence par les
arbitres
L’application du
droit de la concurrence par le tribunal arbitral pose des questions de fond et
de procédure.
A)
Les questions de fond
En droit interne, on s’était posé la question
si les arbitres doivent soulever d’office les atteintes au droit de la
concurrence en respectant les droits de la défense. Une réponse positive est
généralement admise surtout que la sentence arbitrale est appelée à être
contrôlée par le juge étatique à l’occasion d’un éventuel recours en nullité.
La sentence est nulle si elle viole une règle d’ordre public. Or on admet que
les règles de droit de la concurrence sont d’ordre public économique.
En droit international, la question se pose de
la recherche de la loi applicable. Bien évidemment, l’applicabilité des règles
de droit de la concurrence d’un pays ne
dépend pas de la loi applicable au contrat. Etant des lois de police fixées
unilatéralement par l’Etat, les règles de droit de la concurrence fixent leur
champ d’application. Aujourd’hui, les arbitres n’hésitent pas à appliquer les
lois de police étrangères par souci d’efficacité de leurs sentences arbitrales
au stade de l’exécution.
B) Les questions procédurales
Elles sont de deux sortes :
La première est
liée à l’existence de procédures parallèles ou successives à la procédure
arbitrale[6].
Nous avons précédemment vu pour décliner la compétence du Conseil de la
concurrence il a été invoqué l’existence d’une affaire pendante devant les
tribunaux de l’ordre judiciaire et le risque de contradiction entre décisions.
On peut imaginer une situation inverse où les parties invoquent devant le tribunal
arbitral l’existence de poursuites devant les autorités de la concurrence. Dans
les deux cas, aucune juridiction n’est tenue à surseoir à statuer.
En cas de
procédures consécutives, la question se rapporte à l’autorité de la chose
décidée. Juridiquement, il n’y a aucune autorité des décisions du Conseil de la
concurrence sur le tribunal arbitral. Si ce dernier souhaite s'en écarter, il fera
de bien motiver sa sentence car il y a un contrôle de la sentence par le juge
étatique.
Une dernière question
se pose de savoir si les autorités de la concurrence peuvent intervenir dans la
procédure arbitrale ou si le tribunal arbitral peut solliciter la coopération
de ces autorités. Les textes actuels ne le prévoient pas[7].
[1] Communication orale faite à l'occasion d'un panel organisé par Le Centre de conciliation et d'arbitrage de Tunis (CCAT) sous le titre "Regards croisés sur l'arbitrage", les 20 et 21 mai 2016.
[2] Le Code pénal datant de 1913 prévoit une sanction pénale contre les auteurs d’une coalition (art 139-2)
[3] Le ministre doit, toutefois, requérir l'avis du Conseil de la concurrence
[4] La loi n'exige pas une autorisation préalable de l'opération. Les parties peuvent donc conclure l'acte de concentration à condition de ne prendre aucune mesure rendant la concentration irréversible ou modifiant de façon durable la situation du marché.
[5] Voir, Thibaud Vergé, Point de vue de l’Autorité de la concurrence, in Analyse économique des remèdes en droit de la concurrence, Concurrences, revue des droits de la concurrence, n°3, 2011, p. 2 : « Deux grandes catégories de remèdes sont généralement distinguées : On trouve d’un côté les engagements structurels, comme les cessions d’actifs à un concurrent existant ou à un nouvel entrant on retrouve les engagements purement comportementaux, qui au contraire des engagements structurels ne concernent pas les droits de propriété des entreprises.
[6] Il faudra aussi noter la relativité des conventions d’arbitrage qui n’engagent que les parties qui les ont consenties. Or certaines pratiques unilatérales peuvent nuire à plusieurs personnes à la fois dont certaines sont liées à l’auteur du comportement anticoncurrentiel par une convention d’arbitrage et d'autres non.
[7] L’article 11 al. 7 de la loi de 2015 permet la consultation du Conseil de la concurrence par les organisations professionnelles et syndicales, et les associations de consommateur établis régulièrement ainsi que par les chambres de commerce et d’industrie. Les arbitres ne peuvent donc pas requérir un avis du Conseil de la concurrence.