La date de valeur dans les comptes courants
Les erreurs de la Cour de cassation
(A propos de l’arrêt n°14535.2014 du 21
mai 2015)
Définition. Examinez
votre relevé de compte mensuel et lisez le titre des différentes colonnes y
figurant ; il y en a au moins cinq : date, libellé, valeur,
mouvements au débit et mouvements au débit. La dernière ligne du relevé de
compte indique le solde de fin de mois qui constitue, par le report, le
solde d’ouverture du mois suivant.
La date de valeur sera reportée ou avancée de trois jours s’il arrive
que l’opération de remise au crédit ou débit se réalise le premier ou le dernier
jour ouvrable de la semaine. Si vous faites une remise au crédit un vendredi (même
si c’est à la première heure d’ouverture des guichets), votre compte sera crédité
en capital le jour même, mais en valeur l’écriture sera reportée au lundi qui
suit. Inversement, si vous faites une remise au débit un lundi, votre compte sera
débité en capital le jour même, mais en valeur l’écriture sera passée le
vendredi d’avant. En fait, la pratique des dates de valeur diffère d’une banque
à une autre. Nous ne faisons ici que l’illustrer par un exemple.
Pour chaque opération au débit ou au crédit, sont ainsi distinguées
les deux dates suivantes :
-
« une date comptable ou date de l’opération qui correspond à
la date d’enregistrement dans « les comptes de l’entreprise et à la
date à laquelle la banque traite l’opération ;
-
« une date de ‘’valeur’’ appliquée par la banque en fonction
du type d’opération. Cette date de « valeur est la date à laquelle
la banque considère, pour le calcul des intérêts, que la somme « est
effectivement disponible ou indisponible. Elle est définie comme «la date à
partir de « laquelle les sommes résultant des opérations passées en
compte commencent ou cessent « de porter des intérêts »
(Gestion de trésorerie, éditions Francis Lefebvre, 1996, p. 36)
Intérêt pratique.
Comme l’on peut constater dans l’exemple précédant, la pratique des dates de
valeur sert exclusivement les intérêts du banquier puisqu’« elle
provoque artificiellement un accroissement de la durée du cours des intérêts
débiteurs. » (David Vincent, Les intérêts de sommes d’argent, LGDJ,
2005, p. 310)[1]
Remise en cause des dates de valeur. L’art. 1097 C.O.C. Dans l’affaire examinée par la Cour de
cassation, le titulaire du compte courant, souvent débiteur, s’est attaqué à la
validité de la pratique de la date de valeur. Il se fonde pour cela sur l’art. 1097
C.O.C selon lequel « les intérêts des sommes portées en compte courant
sont dus de plein droit par celle des parties au débit de laquelle elles
figurent, à partir du jour des avances constatées. » Il est clair que cette
disposition légale consacre deux règles : 1) les intérêts sont dus de
plein droit en compte courant, sans besoin d’un accord exprès entre les parties ;
2) les intérêts ne courent qu’à compter de la date de l’avance. Le titulaire du
compte estimant que les dates de valeur ne sont pas conformes à cet article, il
réclame la restitution des intérêts partiellement non causés et payés par débit
de compte.
Réponse des juges de fond. Le demandeur a obtenu partiellement gain de cause devant les juges de
fond qui ont estimé, pour certaines opérations, que la date de valeur (7 jours)
pratiquée par la banque est abusive. Mais le tribunal limite, en application de
l’art. 731 du C.C., la restitution aux seuls intérêts indus payés pendant les
trois dernières années précédant la réclamation. Les juges de fond ont refusé
la restitution du supplément d’intérêt provenant de l’application des dates de
valeur liées à d’autres opérations au crédit ou au débit car les jours de
valeur pratiqués sont conformes aux articles 27 (date de valeur des opérations
de débit) et 28 (date de valeur des opérations au crédit) de la circulaire de la
Banque Centrale de Tunisie (BCT) n°1991/22 du 29 novembre 1991 réglementant les
conditions de banque[2].
Réponse de la Cour de cassation. Mécontent de l’arrêt d’appel, le titulaire du compte s’est pourvu en
cassation réclamant la censure sur la base de l’article 1097 C.O.C. L’arrêt de
la Cour de cassation, d’une lecture difficile en raison de la longueur de ses
attendus et la complexité de son organisation, rejette le pourvoi. La Cour de
cassation estime régulière l’application des dates valeur réglementée par la
BCT. La censure est cependant encourue du fait de la limitation de la
restitution aux intérêts indus perçus pendant les trois dernières années
précédents la réclamation. Ce deuxième aspect du conflit ne retiendra pas notre
attention dans le présent article.
Dans un attendu, la Cour de cassation estime que « la date de
valeur est un usage bancaire que la BCT a réglementé pour qu’il ne soit pas
source d’abus. » Elle ajoute que « la date de valeur est
légitime et se justifie…Ainsi lorsqu’un client remet à la banque un chèque à
l’encaissement, un certain délai est requis pour la compensation entre les
banques et ce délai impose de décompter une date de valeur car la valeur du
chèque, ou le montant qui y était inscrit, n’est pas encore [encaissé] en
compte, mais si le client faisait usage de ce montant avant que le chèque ne
soit recouvré, il bénéficie d’un crédit dont les intérêts sont décomptés à
compter de la date de valeur. »
Dans un autre attendu, la Cour de cassation énonce qu’ « il
est acquis que les lois (au sens matériel) sont classées selon une échelle
pyramidale dont le sommet est occupé par la Constitution, ensuite les
conventions internationales, les lois organiques, les lois ordinaires, et la
circulaire occupe un rang inférieur par rapport aux textes précédents en raison
de sa nature réglementaire et sectorielle ; la circulaire doit leur être
conforme… En l’espèce, il est établi [d’une part], que la circulaire 91-22 est
de nature réglementaire spécifique au secteur bancaire et [traite] particulièrement
de la date de valeur et [d’autre part], que l’art. 1097 C.O.C [l’ignore] car il
s’agit d’un texte général placé dans un chapitre consacré au contrat de
prêt ; il ne concerne donc pas les opérations faites à découvert... La
circulaire est donc un texte spécifique à une question non abordée par le Code
des obligations et des contrat.» A la fin de l’attendu, la Cour de
cassation réitère ce qu’elle avait dit dans l’attendu précité.
Appréciation. Un
auteur s’est demandé si le Droit a un avenir devant la Cour de cassation et
s’il est permis de casser les arrêts de la Cour de cassation[3].
Il appartient incontestablement à la doctrine d’apprécier les arrêts de la Cour
suprême. C’est ce que nous allons faire à propos de l’arrêt du 21 mai 2015 qui encourt,
à notre avis, deux séries de reproches.
I- Une
analyse contestable de l’art. 1097 C.O.C et de la circulaire 91-22
Une
lecture erronée de l’art. 1097 C.O.C. La première critique à faire
à l’arrêt est dirigée contre cette idée que se fait la Cour de cassation du pouvoir
réglementaire de la BCT exprimé à travers la circulaire n°91-22. La Cour oublie
que la BCT ne peut, en droit, avoir un pouvoir réglementaire qu’en vertu d’une
délégation législative expresse. Or celle-ci fait cruellement défaut. Ni la loi
n°58-90 du 19 septembre 1958, portant création et organisation
de la BCT, ni la loi n° 2001-65 du 10 juillet 2001, relative aux
établissements de crédit ne donnent à la BCT le pouvoir de réglementer les
relations contractuelles entre les correspondants dans un compte courant. Cette
matière est du domaine de la loi que ce soit dans la Constitution de
1959 ou dans celle de 2014 (art. 65). L’erreur commise par la Cour de cassation
s’explique par le défaut de familiarité des juges de l’ordre judiciaire avec
les questions de droit administratif. Ce n’est pas parce que la BCT prend
régulièrement des circulaires que celle-ci se voit investie d’un pouvoir
réglementaire général en matière bancaire. Il faut toujours chercher la source légale
de ce pouvoir.
La
Cour de cassation commet une autre erreur dans la lecture de l’art. 1097 C.O.C.
Elle dit qu’il ne traite pas la question des jours de valeur, car il est un
texte général placé dans un chapitre consacré au contrat de prêt. Pour la Cour
de cassation, l’art. 1097 C.O.C. est étranger aux prêts consentis sous forme de
découvert en compte courant. Sur ce point, la Cour suprême se trompe doublement.
Elle dénature tout d’abord la lettre du texte qui traite manifestement du
découvert en compte courant en 1) le soumettant de plein droit (sans besoin
d’une convention expresse), sans égard à sa nature civile, commerciale ou
mixte, au jeu des intérêts rémunératoires[4]
et 2) en précisant le point du départ de ces intérêts. Ceux-ci ne commencent à
courir qu’à la date du découvert et pour sa durée. La Cour de cassation se
trompe en outre quand elle estime qu’une avance en compte courant n’est pas un
prêt.
A
y bien réfléchir, la solution de l’art. 1097 C.O.C, faisant courir les intérêts
du découvert en compte à la date de l’avance, a valeur de règle générale. En
effet, dans tout contrat de prêt à titre onéreux, les intérêts rémunératoires
courent à compter de la date de remise des fonds à l’emprunteur jusqu’au jour
de l’échéance[5].
C’est pour cette raison qu’une banque qui consent un prêt ordinaire (entendu hors
compte courant), qui ne sera utilisé par l’emprunteur qu’au fur et à mesure de
ses besoins, convient avec ce dernier qu’il lui paie une commission
d’engagement (et non des intérêts rémunératoires) censée rémunérer
l’immobilisation entre ses mains des fonds non encore utilisés. Si donc on fait
courir les intérêts à une date antérieure à la remise effective des fonds, les
intérêts courus jusqu’à cette remise sont, en droit, sans cause et par là ils
sont nuls d’effet conformément aux articles 67 et 325 C.O.C. Ils peuvent donner
lieu à restitution s’ils ont été déjà payés (art. 336 COC).
Une
analyse erronée du rapport entre la loi et la circulaire. La
Cour suprême se trompe ensuite quand elle voit dans l’art. 1097 C.O.C. un texte
général que la circulaire n°91-22 peut y déroger en raison de sa spécialité. En
droit strict, une norme placée dans un rang inférieur (la circulaire) ne peut
jamais déroger à une norme supérieure (le C.O.C), même sur un aspect
particulier et restreint. La règle d’interprétation (art. 542 C.O.C) qui veut
que le spécial déroge au général n’est applicable que pour des normes de rang
équivalent. Si par exemple la question de la date de valeur est traitée par le
Code de commerce et non par la circulaire de la BCT, le raisonnement de la Cour
de cassation pourrait être valide.
Une
lecture erronée de la circulaire. Une dernière critique
reste à faire à l’arrêt commenté en relation avec la lecture qu’il fait de la teneur
de la circulaire n°91-22. A bien lire celle-ci, on découvre qu’elle ne pose pas
une règle supplétive du silence des parties dans un contrat de compte courant.
Elle a seulement pour vocation de limiter la liberté des banques à convenir
avec leurs clients du système des jours de valeur. La circulaire pose un
plafonnement aux valeurs conventionnelles. Dans les relations entre les correspondants
en compte, la pratique des dates de valeur doit toujours avoir une assise
conventionnelle. C’est pour cette raison que l’art. 37 de la circulaire exige
des banques qu’elles « publient en même temps les conditions
créditrices et débitrices et le niveau des commissions sur les opérations
habituelles de la clientèle telles que prévues à l'annexe 2 de la présente
circulaire en indiquant la date de valeur et ce, au moyen d'affiches visibles
au public dans toutes leurs succursales et agences. » Le juge chargé
de contrôler le fonctionnement du compte bancaire doit vérifier si le client a
bien accepté les dates de valeur pratiquées par la banque. « Faute
d’information suffisante et d’acceptation par le client, cette pratique lui est
inopposable. » (David Vincent, op. cit., p. 316).
II-
Une
justification contestable de la date de valeur
Une
justification partielle des jours de valeur. L’action en
nullité et répétition engagée par le demandeur est une critique générale du
système des jours de valeur qu’ils soient liés à des opérations liquides ou non
liquides. Comment la Cour de cassation a-t-elle estimé légitime la date
de valeur.
Pour
légitimer la date de valeur, la Cour de cassation se réfère au cas spécifique de
remise de chèques aux fins d’encaissement. La banque, observe-t-elle, met un
certain délai pour assurer la compensation avec la banque correspondante. Il
est donc légitime qu’elle exige de décompter une date de valeur car la valeur
du chèque n’est pas encore inscrite en compte, mais si le client fait usage de
ce montant avant que le chèque ne soit recouvré, il aura bénéficié d’un crédit
dont les intérêts sont décomptés à compter de la date de valeur. La justification
donnée par la Cour de cassation est partielle et ne permet pas d’expliquer le
fondement des jours de valeur pour les opérations liquides.
La
justification donnée par la Cour de cassation à la pratique de la date de
valeur est, en réalité, inspirée d’une solution consacrée par la Cour de
cassation française depuis 1993. Mais on regrette que notre Cour suprême ait
commis une double erreur de sa transposition. On l’expliquera dans les deux
paragraphes suivants.
Le
revirement de la jurisprudence française. Un arrêt de la Cour
de cassation française en date du 6 avril 1993 (JCP E, n°16, 22 avril 1993), constitutif
d’un revirement de jurisprudence, a remis en cause, sous le visa de l’art. 1131
du Code civil (‘équivalent de notre art. 67 C.O.C.), la pratique bancaire des
jours de valeur : « Les opérations litigieuses, énonce l’arrêt,
autres que les remises de chèques en vue de leur encaissement, n’impliquaient
pas que, même pour le calcul des intérêts, les dates de crédit ou de débit
soient différées ou avancées. » Cette jurisprudence est depuis lors constante
alors même que le Conseil National du Crédit ait formellement validé la
pratique des dates de valeur par décision en date du 1er avril 1966.
Sont désormais déclarés non causés les jours de valeur pratiqués dans des
opérations faites sous forme des remises liquides (espèce ou virement). Il
n’est admis d’exception que pour les chèques remis à l’encaissement. Aujourd’hui,
l’art. L.133-14 du Code monétaire et financier (français) confirme cette
jurisprudence. (Stéphane Torck, L’exécution et la contestation des opérations
de paiement, JCP E n°2, 14 janv. 2010, p. 1033) On reproche donc à notre Cour
de cassation d’avoir validé tout le système de la date de valeur en partant
d’un cas spécifique, ce qui constitue une erreur de raisonnement.
Une
justification des jours de valeur non adaptée à la pratique bancaire tunisienne.
Bien
plus, notre Cour de cassation a manqué de discernement en ne comprenant pas la
véritable portée de l’exception admise par la jurisprudence française pour les
jours de valeur en matière de chèques remis à l’encaissement. C’est qu’en
France la pratique bancaire est différente de celle prévalant en Tunisie. Quand
un titulaire de compte remet un chèque en vue de son encaissement, une banque française
crédite systématiquement le compte avant encaissement du chèque. Si le chèque
est retourné impayé, elle fera une contrepassation pour se faire rembourser.
« Si le client est autorisé à utiliser le montant du chèque avant la
date d’encaissement, et si son compte se trouve, de ce fait, débiteur en
valeur, il doit des intérêts au taux conventionnel… ou, à défaut, au taux
légal. La disposition anticipée du montant du chèque ou de l’effet est une
forme de crédit dont la rémunération est légitimement assurée. » (Jean
Stoufflet, note sous C. Cass. 6 avril 1993, JCP E, n°22, 3 juin 1993, p. 444 ;
Cass. com. 11 déc. 2007, Francis-J. Crédot, Rev. Droit bancaire et financier
n°1, janv. 2008, comm. 3). C’est ce que dit notre Cour de cassation dans l’arrêt
commenté, mais en Tunisie, « le compte du client n’est [généralement] crédité
qu’au jour du recouvrement et il n’y a pas de décalage entre le moment où la
banque devient débitrice du client et la date de mise à disposition de la somme
recouvrée. » Dans la logique de la justification des jours de valeur donnée
par la Cour de cassation, l’arrêt d’appel aurait dû être cassé car il fallait aux
juges de fond chercher si la banque intimée avait crédité le compte du
remettant avant encaissement du chèque pour pouvoir prétendre au bénéfice des
jours de valeur.
Article publié sur les colonnes du magazine "Le Manager", Janvier 2016, n°215, p. 92 et s.
[1] En pratique, les jours
de valeur n’ont d’intérêt que lorsque le compte devient débiteur en valeur car
les banques ne font pas encore usage de la faculté qui leur est donnée de
rémunérer les comptes à vue créditeurs.
[3] Serge GUINCHARD, Le Droit a-t-il un avenir à la Cour de cassation ? (Qui cassera les arrêts de la cour de cassation ?), in L'avenir du Droit, Mélanges en l'honneur à F. Terré : Dalloz 1999, p. 761.
[4] La Cour de cassation
française consacre la même solution basée sur une règle coutumière. Elle refuse
par contre d’admettre que le compte de dépôt puise être productif d’intérêt de
plein de droit. David Vincent, op. cit., p. 309.
[5] Après l’échéance, il ne
s’agit plus de faire courir des intérêts rémunératoires, mais, éventuellement,
des intérêts moratoires.