lundi 25 janvier 2016

La date de valeur dans les comptes courants : Les erreurs de la Cour de cassation (A propos de l’arrêt n°14535.2014 du 21 mai 2015)

La date de valeur dans les comptes courants

Les erreurs de la Cour de cassation
(A propos de l’arrêt n°14535.2014 du 21 mai 2015)


Définition. Examinez votre relevé de compte mensuel et lisez le titre des différentes colonnes y figurant ; il y en a au moins cinq : date, libellé, valeur, mouvements au débit et mouvements au débit. La dernière ligne du relevé de compte indique le solde de fin de mois qui constitue, par le report, le solde d’ouverture du mois suivant.

Observez maintenant les colonnes date et valeur. Vous allez remarquer que, souvent, il y a un décalage de date pour la même opération. S’il s’agit d’une inscription au crédit, suite par exemple à un versement en espèce que vous avez effectué, un virement que vous avez reçu, ou un chèque que vous avez remis à l’encaissement le 12, et effectivement encaissé le 14, votre banque crédite votre compte à la date du 14 juillet 2007, mais reporte la date de valeur au 15 juillet 2007. Si par contre il s’agit d’une inscription au débit, moyennant un retrait en espèce, un virement ordonné ou un chèque que avez émis sur votre compte et encaissé le 14 juillet, votre compte est débité en capital le 14 juillet 2007, mais avec une date de valeur rétroactive le 13 juillet 2007.

La date de valeur sera reportée ou avancée de trois jours s’il arrive que l’opération de remise au crédit ou débit se réalise le premier ou le dernier jour ouvrable de la semaine. Si vous faites une remise au crédit un vendredi (même si c’est à la première heure d’ouverture des guichets), votre compte sera crédité en capital le jour même, mais en valeur l’écriture sera reportée au lundi qui suit. Inversement, si vous faites une remise au débit un lundi, votre compte sera débité en capital le jour même, mais en valeur l’écriture sera passée le vendredi d’avant. En fait, la pratique des dates de valeur diffère d’une banque à une autre. Nous ne faisons ici que l’illustrer par un exemple.

Pour chaque opération au débit ou au crédit, sont ainsi distinguées les deux dates suivantes :
-          « une date comptable ou date de l’opération qui correspond à la date d’enregistrement dans « les comptes de l’entreprise et à la date à laquelle la banque traite l’opération ;
-          « une date de ‘’valeur’’ appliquée par la banque en fonction du type d’opération. Cette date de « valeur est la date à laquelle la banque considère, pour le calcul des intérêts, que la somme « est effectivement disponible ou indisponible. Elle est définie comme «la date à partir de « laquelle les sommes résultant des opérations passées en compte commencent ou cessent « de porter des intérêts » (Gestion de trésorerie, éditions Francis Lefebvre, 1996, p. 36)

Intérêt pratique. Comme l’on peut constater dans l’exemple précédant, la pratique des dates de valeur sert exclusivement les intérêts du banquier puisqu’« elle provoque artificiellement un accroissement de la durée du cours des intérêts débiteurs. » (David Vincent, Les intérêts de sommes d’argent, LGDJ, 2005, p. 310)[1]

Remise en cause des dates de valeur. L’art. 1097 C.O.C. Dans l’affaire examinée par la Cour de cassation, le titulaire du compte courant, souvent débiteur, s’est attaqué à la validité de la pratique de la date de valeur. Il se fonde pour cela sur l’art. 1097 C.O.C selon lequel « les intérêts des sommes portées en compte courant sont dus de plein droit par celle des parties au débit de laquelle elles figurent, à partir du jour des avances constatées. » Il est clair que cette disposition légale consacre deux règles : 1) les intérêts sont dus de plein droit en compte courant, sans besoin d’un accord exprès entre les parties ; 2) les intérêts ne courent qu’à compter de la date de l’avance. Le titulaire du compte estimant que les dates de valeur ne sont pas conformes à cet article, il réclame la restitution des intérêts partiellement non causés et payés par débit de compte.

Réponse des juges de fond. Le demandeur a obtenu partiellement gain de cause devant les juges de fond qui ont estimé, pour certaines opérations, que la date de valeur (7 jours) pratiquée par la banque est abusive. Mais le tribunal limite, en application de l’art. 731 du C.C., la restitution aux seuls intérêts indus payés pendant les trois dernières années précédant la réclamation. Les juges de fond ont refusé la restitution du supplément d’intérêt provenant de l’application des dates de valeur liées à d’autres opérations au crédit ou au débit car les jours de valeur pratiqués sont conformes aux articles 27 (date de valeur des opérations de débit) et 28 (date de valeur des opérations au crédit) de la circulaire de la Banque Centrale de Tunisie (BCT) n°1991/22 du 29 novembre 1991 réglementant les conditions de banque[2].

Réponse de la Cour de cassation. Mécontent de l’arrêt d’appel, le titulaire du compte s’est pourvu en cassation réclamant la censure sur la base de l’article 1097 C.O.C. L’arrêt de la Cour de cassation, d’une lecture difficile en raison de la longueur de ses attendus et la complexité de son organisation, rejette le pourvoi. La Cour de cassation estime régulière l’application des dates valeur réglementée par la BCT. La censure est cependant encourue du fait de la limitation de la restitution aux intérêts indus perçus pendant les trois dernières années précédents la réclamation. Ce deuxième aspect du conflit ne retiendra pas notre attention dans le présent article.

Dans un attendu, la Cour de cassation estime que « la date de valeur est un usage bancaire que la BCT a réglementé pour qu’il ne soit pas source d’abus. » Elle ajoute que « la date de valeur est légitime et se justifie…Ainsi lorsqu’un client remet à la banque un chèque à l’encaissement, un certain délai est requis pour la compensation entre les banques et ce délai impose de décompter une date de valeur car la valeur du chèque, ou le montant qui y était inscrit, n’est pas encore [encaissé] en compte, mais si le client faisait usage de ce montant avant que le chèque ne soit recouvré, il bénéficie d’un crédit dont les intérêts sont décomptés à compter de la date de valeur. »

Dans un autre attendu, la Cour de cassation énonce qu’ « il est acquis que les lois (au sens matériel) sont classées selon une échelle pyramidale dont le sommet est occupé par la Constitution, ensuite les conventions internationales, les lois organiques, les lois ordinaires, et la circulaire occupe un rang inférieur par rapport aux textes précédents en raison de sa nature réglementaire et sectorielle ; la circulaire doit leur être conforme… En l’espèce, il est établi [d’une part], que la circulaire 91-22 est de nature réglementaire spécifique au secteur bancaire et [traite] particulièrement de la date de valeur et [d’autre part], que l’art. 1097 C.O.C [l’ignore] car il s’agit d’un texte général placé dans un chapitre consacré au contrat de prêt ; il ne concerne donc pas les opérations faites à découvert... La circulaire est donc un texte spécifique à une question non abordée par le Code des obligations et des contrat.» A la fin de l’attendu, la Cour de cassation réitère ce qu’elle avait dit dans l’attendu précité.

Appréciation. Un auteur s’est demandé si le Droit a un avenir devant la Cour de cassation et s’il est permis de casser les arrêts de la Cour de cassation[3]. Il appartient incontestablement à la doctrine d’apprécier les arrêts de la Cour suprême. C’est ce que nous allons faire à propos de l’arrêt du 21 mai 2015 qui encourt, à notre avis, deux séries de reproches.

I-                   Une analyse contestable de l’art. 1097 C.O.C et de la circulaire 91-22

Une lecture erronée de l’art. 1097 C.O.C. La première critique à faire à l’arrêt est dirigée contre cette idée que se fait la Cour de cassation du pouvoir réglementaire de la BCT exprimé à travers la circulaire n°91-22. La Cour oublie que la BCT ne peut, en droit, avoir un pouvoir réglementaire qu’en vertu d’une délégation législative expresse. Or celle-ci fait cruellement défaut. Ni la loi n°58-90 du 19 septembre 1958, portant création et organisation de la BCT, ni la loi n° 2001-65 du 10 juillet 2001, relative aux établissements de crédit ne donnent à la BCT le pouvoir de réglementer les relations contractuelles entre les correspondants dans un compte courant. Cette matière est du domaine de la loi que ce soit dans la Constitution de 1959 ou dans celle de 2014 (art. 65). L’erreur commise par la Cour de cassation s’explique par le défaut de familiarité des juges de l’ordre judiciaire avec les questions de droit administratif. Ce n’est pas parce que la BCT prend régulièrement des circulaires que celle-ci se voit investie d’un pouvoir réglementaire général en matière bancaire. Il faut toujours chercher la source légale de ce pouvoir.
La Cour de cassation commet une autre erreur dans la lecture de l’art. 1097 C.O.C. Elle dit qu’il ne traite pas la question des jours de valeur, car il est un texte général placé dans un chapitre consacré au contrat de prêt. Pour la Cour de cassation, l’art. 1097 C.O.C. est étranger aux prêts consentis sous forme de découvert en compte courant. Sur ce point, la Cour suprême se trompe doublement. Elle dénature tout d’abord la lettre du texte qui traite manifestement du découvert en compte courant en 1) le soumettant de plein droit (sans besoin d’une convention expresse), sans égard à sa nature civile, commerciale ou mixte, au jeu des intérêts rémunératoires[4] et 2) en précisant le point du départ de ces intérêts. Ceux-ci ne commencent à courir qu’à la date du découvert et pour sa durée. La Cour de cassation se trompe en outre quand elle estime qu’une avance en compte courant n’est pas un prêt.
A y bien réfléchir, la solution de l’art. 1097 C.O.C, faisant courir les intérêts du découvert en compte à la date de l’avance, a valeur de règle générale. En effet, dans tout contrat de prêt à titre onéreux, les intérêts rémunératoires courent à compter de la date de remise des fonds à l’emprunteur jusqu’au jour de l’échéance[5]. C’est pour cette raison qu’une banque qui consent un prêt ordinaire (entendu hors compte courant), qui ne sera utilisé par l’emprunteur qu’au fur et à mesure de ses besoins, convient avec ce dernier qu’il lui paie une commission d’engagement (et non des intérêts rémunératoires) censée rémunérer l’immobilisation entre ses mains des fonds non encore utilisés. Si donc on fait courir les intérêts à une date antérieure à la remise effective des fonds, les intérêts courus jusqu’à cette remise sont, en droit, sans cause et par là ils sont nuls d’effet conformément aux articles 67 et 325 C.O.C. Ils peuvent donner lieu à restitution s’ils ont été déjà payés (art. 336 COC).
Une analyse erronée du rapport entre la loi et la circulaire. La Cour suprême se trompe ensuite quand elle voit dans l’art. 1097 C.O.C. un texte général que la circulaire n°91-22 peut y déroger en raison de sa spécialité. En droit strict, une norme placée dans un rang inférieur (la circulaire) ne peut jamais déroger à une norme supérieure (le C.O.C), même sur un aspect particulier et restreint. La règle d’interprétation (art. 542 C.O.C) qui veut que le spécial déroge au général n’est applicable que pour des normes de rang équivalent. Si par exemple la question de la date de valeur est traitée par le Code de commerce et non par la circulaire de la BCT, le raisonnement de la Cour de cassation pourrait être valide.
Une lecture erronée de la circulaire. Une dernière critique reste à faire à l’arrêt commenté en relation avec la lecture qu’il fait de la teneur de la circulaire n°91-22. A bien lire celle-ci, on découvre qu’elle ne pose pas une règle supplétive du silence des parties dans un contrat de compte courant. Elle a seulement pour vocation de limiter la liberté des banques à convenir avec leurs clients du système des jours de valeur. La circulaire pose un plafonnement aux valeurs conventionnelles. Dans les relations entre les correspondants en compte, la pratique des dates de valeur doit toujours avoir une assise conventionnelle. C’est pour cette raison que l’art. 37 de la circulaire exige des banques qu’elles « publient en même temps les conditions créditrices et débitrices et le niveau des commissions sur les opérations habituelles de la clientèle telles que prévues à l'annexe 2 de la présente circulaire en indiquant la date de valeur et ce, au moyen d'affiches visibles au public dans toutes leurs succursales et agences. » Le juge chargé de contrôler le fonctionnement du compte bancaire doit vérifier si le client a bien accepté les dates de valeur pratiquées par la banque. « Faute d’information suffisante et d’acceptation par le client, cette pratique lui est inopposable. » (David Vincent, op. cit., p. 316).

II-                  Une justification contestable de la date de valeur

Une justification partielle des jours de valeur. L’action en nullité et répétition engagée par le demandeur est une critique générale du système des jours de valeur qu’ils soient liés à des opérations liquides ou non liquides. Comment la Cour de cassation a-t-elle estimé légitime la date de valeur.
Pour légitimer la date de valeur, la Cour de cassation se réfère au cas spécifique de remise de chèques aux fins d’encaissement. La banque, observe-t-elle, met un certain délai pour assurer la compensation avec la banque correspondante. Il est donc légitime qu’elle exige de décompter une date de valeur car la valeur du chèque n’est pas encore inscrite en compte, mais si le client fait usage de ce montant avant que le chèque ne soit recouvré, il aura bénéficié d’un crédit dont les intérêts sont décomptés à compter de la date de valeur. La justification donnée par la Cour de cassation est partielle et ne permet pas d’expliquer le fondement des jours de valeur pour les opérations liquides.
La justification donnée par la Cour de cassation à la pratique de la date de valeur est, en réalité, inspirée d’une solution consacrée par la Cour de cassation française depuis 1993. Mais on regrette que notre Cour suprême ait commis une double erreur de sa transposition. On l’expliquera dans les deux paragraphes suivants.
Le revirement de la jurisprudence française. Un arrêt de la Cour de cassation française en date du 6 avril 1993 (JCP E, n°16, 22 avril 1993), constitutif d’un revirement de jurisprudence, a remis en cause, sous le visa de l’art. 1131 du Code civil (‘équivalent de notre art. 67 C.O.C.), la pratique bancaire des jours de valeur : « Les opérations litigieuses, énonce l’arrêt, autres que les remises de chèques en vue de leur encaissement, n’impliquaient pas que, même pour le calcul des intérêts, les dates de crédit ou de débit soient différées ou avancées. » Cette jurisprudence est depuis lors constante alors même que le Conseil National du Crédit ait formellement validé la pratique des dates de valeur par décision en date du 1er avril 1966. Sont désormais déclarés non causés les jours de valeur pratiqués dans des opérations faites sous forme des remises liquides (espèce ou virement). Il n’est admis d’exception que pour les chèques remis à l’encaissement. Aujourd’hui, l’art. L.133-14 du Code monétaire et financier (français) confirme cette jurisprudence. (Stéphane Torck, L’exécution et la contestation des opérations de paiement, JCP E n°2, 14 janv. 2010, p. 1033) On reproche donc à notre Cour de cassation d’avoir validé tout le système de la date de valeur en partant d’un cas spécifique, ce qui constitue une erreur de raisonnement.
Une justification des jours de valeur non adaptée à la pratique bancaire tunisienne. Bien plus, notre Cour de cassation a manqué de discernement en ne comprenant pas la véritable portée de l’exception admise par la jurisprudence française pour les jours de valeur en matière de chèques remis à l’encaissement. C’est qu’en France la pratique bancaire est différente de celle prévalant en Tunisie. Quand un titulaire de compte remet un chèque en vue de son encaissement, une banque française crédite systématiquement le compte avant encaissement du chèque. Si le chèque est retourné impayé, elle fera une contrepassation pour se faire rembourser. « Si le client est autorisé à utiliser le montant du chèque avant la date d’encaissement, et si son compte se trouve, de ce fait, débiteur en valeur, il doit des intérêts au taux conventionnel… ou, à défaut, au taux légal. La disposition anticipée du montant du chèque ou de l’effet est une forme de crédit dont la rémunération est légitimement assurée. » (Jean Stoufflet, note sous C. Cass. 6 avril 1993, JCP E, n°22, 3 juin 1993, p. 444 ; Cass. com. 11 déc. 2007, Francis-J. Crédot, Rev. Droit bancaire et financier n°1, janv. 2008, comm. 3). C’est ce que dit notre Cour de cassation dans l’arrêt commenté, mais en Tunisie, « le compte du client n’est [généralement] crédité qu’au jour du recouvrement et il n’y a pas de décalage entre le moment où la banque devient débitrice du client et la date de mise à disposition de la somme recouvrée. » Dans la logique de la justification des jours de valeur donnée par la Cour de cassation, l’arrêt d’appel aurait dû être cassé car il fallait aux juges de fond chercher si la banque intimée avait crédité le compte du remettant avant encaissement du chèque pour pouvoir prétendre au bénéfice des jours de valeur.

Article publié sur les colonnes du magazine "Le Manager", Janvier 2016, n°215, p. 92 et s.


[1] En pratique, les jours de valeur n’ont d’intérêt que lorsque le compte devient débiteur en valeur car les banques ne font pas encore usage de la faculté qui leur est donnée de rémunérer les comptes à vue créditeurs.
[3] Serge GUINCHARD, Le Droit a-t-il un avenir à la Cour de cassation ? (Qui cassera les arrêts de la cour de cassation ?), in L'avenir du Droit, Mélanges en l'honneur à F. Terré : Dalloz 1999, p. 761.
[4] La Cour de cassation française consacre la même solution basée sur une règle coutumière. Elle refuse par contre d’admettre que le compte de dépôt puise être productif d’intérêt de plein de droit. David Vincent, op. cit., p. 309.
[5] Après l’échéance, il ne s’agit plus de faire courir des intérêts rémunératoires, mais, éventuellement, des intérêts moratoires.