lundi 27 juin 2016

Concurrence et arbitrage

Concurrence et arbitrage[1]


Présentation sommaire du droit de la concurrence. La loi du 29 juillet 1991, relative à la concurrence et aux prix, complétée et modifiée par des textes subséquents, a été le premier texte législatif encadrant d’une manière précise la concurrence sur le marché intérieur tunisien[2]. Cette loi est aujourd’hui abrogée et remplacée par la loi n°2015-36 du 15 septembre 2015, portant refonte de la concurrence et des prix. Sommairement, la législation tant ancienne que nouvelle contient deux séries de dispositions :
- Celles concourant à la protection du marché à la quelle est attaché le contrôle des concentrations et le contrôle des comportements associé à l’interdiction des ententes, l’exploitation abusive de positions de domination ou de dépendance et la vente à un prix abusivement bas.
- Celles concourant à la protection des contractants et des concurrents. Il s’agit ici de lutter contre les pratiques restrictives de la concurrence. Elles sont interdites et pénalement sanctionnées indépendamment de leurs effets sur le marché.
Il y aurait ainsi le grand et le petit droit de la concurrence.
Le grand droit de la concurrence prévoit un double contrôle du marché :
-          un contrôle sur les structures du marché auquel est attaché le contrôle des concentrations économiques ;
-          un contrôle des comportements sur le marché auquel est attaché le contrôle des ententes, de l’exploitation abusive de position dominante, de l’abus de dépendance économique et des pratiques de prix abusivement bas.

Les deux types de contrôle présentent des spécificités tant sur le plan des autorités qui en sont en charge que sur le plan des sanctions.
Les autorités de contrôle ne sont pas les mêmes. Ainsi dans le cas d'une opération de concentration économique, l'Autorité administrative, en l'occurrence le ministre chargé du commerce, est compétente[3]. Alors que dans les cas des pratiques anticoncurrentielles, c'est le Conseil de la concurrence qui intervient. Une autre différence peut être relevée. Le contrôle des concentrations s'exerce a priori[4] alors que celui des ententes et abus s'effectue ex post.
Le contrôle a priori des concentrations débouche soit sur une autorisation de l'opération, conditionnelle ou non, soit sur un refus d'autorisation. Le non respect de la procédure de notification et d’autorisation est sanctionné par une amende et la nullité de l’opération de concentration sur le plan civil.
Le contrôle a posteriori des ententes et des abus de domination ou de dépendance débouche sur une double sanction :
- répressive : sur ce point on notera que le principe de droit pénal selon lequel un même fait ne peut donner lieu à deux poursuites, est écartée. Selon l'article 43 de la loi de 15 septembre 2015, le Conseil de la concurrence peut, indépendamment des peines prononcées par les tribunaux répressifs, infliger une amende pécuniaire contre les prévenus et leur adresser des injonctions de cessation.
- et civile par la déclaration de la nullité de plein droit de tout engagement, convention ou clause contractuelle se rapportant à l’une des pratiques prohibées et responsabilité pour tout dommage. Cet aspect civil du contentieux de la concurrence est du ressort du juge étatique de droit commun.
Limite au recours à l’arbitrage. Le Code de l’arbitrage (CA) définit les matières pour lesquelles il est interdit de recourir à l’arbitrage pour la résolution des conflits. On ne peut, selon l’article 7, compromettre dans les matières touchant à l’ordre public. La question se pose si en application de l’article 7 CA une convention d’arbitrage ne peut donner compétence aux arbitres compétence de trancher une question relevant du droit de la concurrence. La réponse que l’on donne aujourd’hui est positive. Les litiges de la concurrence sont arbitrables. Les divers systèmes juridiques admettent une telle solution. Ils admettent que la violation des règles de droit de la concurrence peut recevoir des sanctions civiles prononcées par les arbitres. La solution est identique que le litige soit interne ou international. Cette solution étant acquise dans son principe, il faudra examiner son étendue (I) et les difficultés d’application de fond et procédurale qu’il y a lieu de résoudre (II).

I)                    Le domaine de l’arbitrage en droit de la concurrence.

L’arbitrabilité du droit de la concurrence est doublement limitée.
       A)    La nature des sanctions pouvant être prononcées par les arbitres.
Les pouvoirs de l’arbitre sont limités aux aspects de droit privé liés au contentieux de la concurrence. Ils peuvent prononcer la nullité d’un contrat ou la réparation d’un préjudice. Les arbitres ne prononcent cependant pas des sanctions pénales ou administratives prenant la forme d’amende ou d’injonction. Le juge répressif demeure donc compétent pour réprimer les pratiques restrictives de la concurrence et le Conseil de la concurrence demeure compétent pour sanctionner les pratiques anticoncurrentielles.
Sur ce dernier aspect, le Conseil de la concurrence a récemment rappelé sa compétence pour sanctionner des pratiques anticoncurrentielles alors même qu’il existe une clause compromissoire entre les parties. Il l’a fait à deux reprises dans deux affaires d’abus de dépendance économique. La victime avait présenté une requête au Conseil de la concurrence contre une société qui avait rompu la relation d’affaires en réaction à son refus d’accepter un projet de nouveau contrat qui remplacerait celui en cours. Ce dernier contient une clause compromissoire.
Dans sa décision n°111276 du 16 janvier 2014, le Conseil de la concurrence rejette l’exception d’incompétence par l’attendu suivant : « Le présent litige rentre dans la compétence du Conseil de la concurrence dans la mesure où il concerne des pratiques anticoncurrentielles telles que déterminées par l’article 5 de la loi relative à la concurrence et aux prix interdisant les entente, les concerts et les accords exprès ou implicites ayant pour objet ou pour effet des atteintes à la concurrence. » » (pp. 16-17) 
Pour soutenir l’incompétence du Conseil de la concurrence dans l’affaire n°131331 du 2 juillet 2015, la défenderesse a invoqué l’existence d’une clause compromissoire pour tout litige survenu entre les parties ainsi que le caractère civil du litige. Elle ajoute par ailleurs qu’il existe une affaire civile pendante et le risque de prononcé de jugements contradictoires. En réponse, le Conseil de la concurrence après avoir rappelé l’article 7 du Code de l’arbitrage rejette l’exception d’incompétence : « attendu que la loi sur la concurrence attribue compétence au Conseil de la concurrence chargé de veiller à l’ordre public économique et sanctionner toutes les pratiques de nature à entrainer un dysfonctionnement du marché ; l’exception d’incompétence pour cette raison que la clause compromissoire est convenue au contrat n’est pas justifiée ; il y a donc lieu de rejeter l’exception car la question touche à l’ordre public que Conseil de la concurrence doit soulever d’office. » (Page 12)
       B)     Les matières de concurrence arbitrable.
Le droit de la concurrence connait deux types de règles.
a)      L’arbitrage dans les opérations de concentration
Le contrôle des opérations de concentration économique appartient au Ministre du commerce sur avis du Conseil de la concurrence. Il est évident que les arbitres n’ont aucun pouvoir d’autoriser ou de refuser de telles opérations, néanmoins ils peuvent être saisis, par voie d’action ou d’exception, d’une question relative à la nullité d’un contrat pour défaut d’autorisation administrative en application de la loi sur la concurrence et les prix. La notification d’une opération de concentration peut être assortie d'engagements destinés à atténuer les effets de la concentration sur la concurrence. Les engagements servent essentiellement à éviter d’interdire totalement l’opération lorsque des engagements peuvent être pris, sans remettre en cause l’intérêt de l’opération, pour résoudre les problèmes de concurrence soulevés par l’opération[5]. Or sur ce point, il a été observé chez les parties intéressées peuvent offrir unilatéralement de recourir à l’arbitrage en cas de conflit avec un quelconque tiers. C’est une offre unilatérale d’arbitrage que les tiers peuvent ou non accepter. 
b)     L’arbitrage dans les comportements anticoncurrentiels
Les arbitres ont naturellement compétence pour examiner les effets civils des pratiques anticoncurrentielles (entente et abus). Ils peuvent annuler un contrat. Ils peuvent également prononcer des réparations au profit des victimes de ces comportements.
II)               L’application du droit de la concurrence par les arbitres
L’application du droit de la concurrence par le tribunal arbitral pose des questions de fond et de procédure.
       A)    Les questions de fond
En droit interne, on s’était posé la question si les arbitres doivent soulever d’office les atteintes au droit de la concurrence en respectant les droits de la défense. Une réponse positive est généralement admise surtout que la sentence arbitrale est appelée à être contrôlée par le juge étatique à l’occasion d’un éventuel recours en nullité. La sentence est nulle si elle viole une règle d’ordre public. Or on admet que les règles de droit de la concurrence sont d’ordre public économique.
En droit international, la question se pose de la recherche de la loi applicable. Bien évidemment, l’applicabilité des règles de droit  de la concurrence d’un pays ne dépend pas de la loi applicable au contrat. Etant des lois de police fixées unilatéralement par l’Etat, les règles de droit de la concurrence fixent leur champ d’application. Aujourd’hui, les arbitres n’hésitent pas à appliquer les lois de police étrangères par souci d’efficacité de leurs sentences arbitrales au stade de l’exécution.
      B)     Les questions procédurales 

Elles sont de deux sortes :

La première est liée à l’existence de procédures parallèles ou successives à la procédure arbitrale[6]. Nous avons précédemment vu pour décliner la compétence du Conseil de la concurrence il a été invoqué l’existence d’une affaire pendante devant les tribunaux de l’ordre judiciaire et le risque de contradiction entre décisions. On peut imaginer une situation inverse où les parties invoquent devant le tribunal arbitral l’existence de poursuites devant les autorités de la concurrence. Dans les deux cas, aucune juridiction n’est tenue à surseoir à statuer.
En cas de procédures consécutives, la question se rapporte à l’autorité de la chose décidée. Juridiquement, il n’y a aucune autorité des décisions du Conseil de la concurrence sur le tribunal arbitral. Si ce dernier souhaite s'en écarter, il fera de bien motiver sa sentence car il y a un contrôle de la sentence par le juge étatique.
Une dernière question se pose de savoir si les autorités de la concurrence peuvent intervenir dans la procédure arbitrale ou si le tribunal arbitral peut solliciter la coopération de ces autorités. Les textes actuels ne le prévoient pas[7].



[1] Communication orale faite à l'occasion d'un panel organisé par Le Centre de conciliation et d'arbitrage de Tunis (CCAT) sous le titre "Regards croisés sur l'arbitrage", les 20 et 21 mai 2016. 


[2] Le Code pénal datant de 1913 prévoit une sanction pénale contre les auteurs d’une coalition (art 139-2) 


[3] Le ministre doit, toutefois, requérir l'avis du Conseil de la concurrence 


[4] La loi n'exige pas une autorisation préalable de l'opération. Les parties peuvent donc conclure l'acte de concentration à condition de ne prendre aucune mesure rendant la concentration irréversible ou modifiant de façon durable la situation du marché. 


[5] Voir, Thibaud Vergé, Point de vue de l’Autorité de la concurrence, in Analyse économique des remèdes en droit de la concurrence, Concurrences, revue des droits de la concurrence, n°3, 2011, p. 2 : « Deux grandes catégories de remèdes sont généralement distinguées : On trouve d’un côté les engagements structurels, comme les cessions d’actifs à un concurrent existant ou à un nouvel entrant on retrouve les engagements purement comportementaux, qui au contraire des engagements structurels ne concernent pas les droits de propriété des entreprises. 


[6] Il faudra aussi noter la relativité des conventions d’arbitrage qui n’engagent que les parties qui les ont consenties. Or certaines pratiques unilatérales peuvent nuire à plusieurs personnes à la fois dont certaines sont liées à l’auteur du comportement anticoncurrentiel par une convention d’arbitrage et d'autres non. 


[7] L’article 11 al. 7 de la loi de 2015 permet la consultation du Conseil de la concurrence par les organisations professionnelles et syndicales, et les associations de consommateur établis régulièrement ainsi que par les chambres de commerce et d’industrie. Les arbitres ne peuvent donc pas requérir un avis du Conseil de la concurrence.